• Ben voilà !!!

    La zone euro a officiellement bouclé une « décennie perdue »


    Mais les médias refusent de l’admettre


    Par Ramin Mazaheri – Le 31 janvier 2018 – Source The Saker


    Avec les données récemment publiées selon lesquelles son taux de croissance en 2017 était de 2,5%, la zone euro a officiellement bouclé une « décennie perdue » : son taux de croissance annuel moyen de 2008 à 2017 était de 0,6%.
     
    Ouaouh… c’est mauvais. C’est encore pire que « les 20 années perdues du Japon ». Les deux « décennies perdues » du Japon ont toutes deux surpassé les performances récentes de la zone euro :

    • Japon 1991-2000 : taux de croissance de 1,4%.
    • Japon 2001-2010 : taux de croissance de 0,7%.
       
      Le calcul de ces chiffres, à l’ère d’Internet, a nécessité environ 10 minutes de recherche et l’utilisation de mathématiques de classe de 4e.

     

    Personne ne doute que le Japon ait traversé ces « 20 années perdues » mais mon article est probablement le premier qui déclare clairement qu’une « décennie a été perdue » et le sera pour toujours dans les livres d’histoire pour la zone euro. Comment est-ce possible, alors que les médias traditionnels ont eu des centaines d’occasions de proclamer cette évidence ?

    Le message des grands médias de langue anglaise était plutôt – invariablement, universellement, dans une coordination/collusion presque conspirationniste : « La croissance de la zone euro atteint son plus haut niveau en une décennie ».

    Mais qui se soucie de 2008-2016 ? Il ne faut pas vivre dans le passé, 2017 a été une performance décente, alors concentrez-vous là-dessus !

    C’est comme si, après 40 ans d’économie néolibérale, l’année 2017 était finalement celle où l’effet du ruissellement a commencé à se faire sentir pour de bon !

    Ouais, eh bien… les 99% se préoccupent de 2008-2016, alors honte aux médias grand public de ne pas savoir comment rendre compte de l’économie avec même un minimum de responsabilité envers la personne moyenne.

    Suis-je injuste ?

    Le taux de croissance économique annuel est-il le meilleur moyen de déterminer s’il existe une « décennie perdue » ou non ?

    Une bonne question, car il n’y a pas de définition convenue.

    Certes, les médias capitalistes sont plus obsédés par la croissance annuelle du PIB que par toute autre statistique, et la zone euro est un bloc (corrompu, antidémocratique) aussi capitaliste que l’on peut l’imaginer. Par conséquent, je leur fais une faveur en utilisant leur mesure préférée.

    Franchement… Je pense que les pro-capitalistes devraient accepter mon utilisation du taux de croissance et ne pas pousser leur chance, parce que cela semble bien pire avec des jauges plus appropriées.

    Le PIB par personne est une statistique un peu meilleure que le PIB, et devrait être proche d’un petit cœur capitaliste : la moyenne de la zone euro était de 29 400€ en 2008 et a grimpé d’environ 33€ par an à 29 700€ en 2016, ce qui donne 0,1% de croissance annuelle. Bien sûr, avec une austérité appliquée année après année dans la zone euro – qui fait porter l’effort sur les contribuables pour assurer les services sociaux promis par le gouvernement – il est risible que 33€ de plus par an soit suffisant pour que la personne moyenne reste à flot.

    Qu’en est-il du PIB nominal, qui est meilleur que le PIB réel parce qu’il inclut l’inflation ? Il est passé de 14 100 milliards d’euros en 2008 à 11 900 milliards d’euros en 2016. C’est une énorme baisse de 16%, aïe !

    Que diriez-vous d’un des autres instruments préférés du capitaliste, le ratio dette sur PIB ? C’est une statistique stupide car elle ne fait aucune distinction entre bonne dette (éducation, R et D, infrastructure plus efficace, etc.) et mauvaise dette (sauvetage bancaire, paiements d’intérêts composés, etc.), mais utilisons-la quand même : le ratio dette sur PIB de la zone euro s’élevait à 68,6% en 2008 et a grimpé à 89,2% en 2016. Certainement pas une décennie perdue pour les banquiers qui ont bien profité de cette énorme augmentation de la dette, c’est sûr.

    Oui, je n’ai pas compilé toutes les données 2017 pour ces statistiques, mais il n’y aura pas de miracle pour tirer magiquement tous ces chiffres dans la bonne direction, ou même hors de la zone rouge dans de nombreux cas… même si c’est ainsi que les médias traditionnels ont rapporté cette « année exceptionnelle » de 2017.

    Les journalistes savent distinguer les bons taux de PIB des mauvais

    (Je vais vous raconter ce qui s’est passé  : ils ont commencé à renvoyer les journalistes chevronnés et audacieux de plus de 50 ans qui commençaient à parler de retraite, et les ont remplacés par des jeunes de 25 ans, pas chers et stupides…).

    Dans mon travail de journaliste quotidien, je dois parfois interviewer de hauts financiers. Je leur ai récemment demandé : « Est-ce que la croissance à 2% sur le long terme est maintenant acceptable ? ». Et la réponse était, invariablement, « Bien sûr que oui ».

    Non, ça ne l’est pas. Mais la haute finance ne se soucie pas de la lenteur de la croissance car leurs secteurs – la finance, les assurances, l’immobilier – ont été complètement détachés de l’économie grâce à la dérégulation du néolibéralisme. Je pourrais aussi bien leur demander si la croissance de 3% de la production de thé vert dans la province de Shangdong est assez bonne pour eux. Ils ne s’en soucient PAS parce que ce n’est pas pertinent pour leur monde.

    Tout ce dont ils se préoccupent actuellement, c’est que l’assouplissement quantitatif, ou renflouement par l’État, s’occupe de leurs secteurs d’activité sans améliorer la vie du citoyen moyen… Ce qui a clairement été le cas. Les obligations, les actions, l’immobilier, les biens de luxe/objets de valeur comme les peintures de Léonard de Vinci sont tous à des niveaux incroyablement élevés… ce qui est la preuve qu’ils ne sont vraiment pas attachés à l’économie réelle.

    Malheureusement, ces hauts financiers possèdent les médias privés dans la zone euro. Et maintenant ils possèdent aussi les gouvernements européens. Beaucoup de journalistes traditionnels n’ont aucune idée de ces réalités… Ceux qui savent vraiment savent aussi qu’ils ne peuvent pas vraiment parler de ces choses s’ils veulent garder leur emploi.

    Même si c’est le meilleur taux de croissance de la dernière décennie, 2.5% en 2017 n’est tout simplement pas assez bon… et nous devrions tous le savoir dans le journalisme. (Aparté : Il ne va même pas se maintenir à ce niveau – une contraction de la croissance en zone euro à 2,4% est prévue pour 2018).

    En fait, 2,5% était auparavant considéré comme une croissance dans des époques de récession. De 1975 à 1987, les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France avaient tous entre 1,8 et 2,5% de croissance annuelle moyenne, et cette période est universellement considérée comme une ère de récession.

    La France nous donne un bon exemple de pourquoi ce taux de croissance national de 1,9% en 2017 n’est pas assez bon. Cela a d’ailleurs laissé les journalistes de RFI (plutôt désemparés) se demandant qui devait en « réclamer la paternité » : la France connaît un chômage record depuis des années, et les économistes disent qu’une croissance de 1,5% est nécessaire pour commencer à créer des emplois. La France a dépassé 1,5%, mais le nombre des chômeurs a encore augmenté de 3% en 2017 (personne en France à part moi ne semble le signaler correctement).

    Oui, 2,5% de croissance c’est en réalité très faible ! C’est à peine le niveau pour maintenir l’équilibre, et je veux le dire clairement : à peine assez pour maintenir l’infrastructure, et certainement pas assez pour construire de nouvelles infrastructures. Il suffit de regarder autour de soi dans les pays occidentaux au cours des dernières décennies pour voir que c’est vrai.

    Qu’est-ce qu’un taux assez bon ?

    Eh bien, les personnes âgées le savent, parce qu’elles l’ont vu : par exemple, de 1945 à 1975, le taux de croissance de la France est tombé en dessous de 4% moins d’une poignée d’années.

    C’est un stratagème commun d’accuser, pour le ralentissement économique de l’après 1975, l’augmentation des prix du pétrole, mais si vous pouvez me prouver que les prix du pétrole sont à eux seuls responsables d’une réduction de 100 points du PIB national (2,5 points par an), alors s’il vous plaît éclairez-moi.

    La vraie raison n’est pas le prix plus élevé du pétrole et de ces maudits musulmans. La raison en est le programme néolibéral, qui a commencé à être mis en œuvre à partir de 1980. Mais c’est quelque chose qu’ils ne peuvent jamais dire dans les médias grand public, parce que la plupart d’entre eux ne peuvent pas même définir correctement ce qu’est le « néolibéralisme » si vous le leur demandez. Tout ce qu’ils savent c’est TINA : There Is No Alternative (au capitalisme). Et ils ne peuvent pas être en mesure de faire des mathématiques de 4e. En outre, blâmer les musulmans fait vendre plus de journaux et accrocher plus de téléspectateurs devant leur poste.

    Quand pouvons-nous convenir que le capitalisme produit des taux de croissance plus faibles que le socialisme ?

    Quel est le taux auquel on devrait s’attendre ?

    Parce que je suis socialiste et anticapitaliste, je propose un modèle très différent, un modèle qui s’appuie sur la planification centrale, qui évite les crises inhérentes au capitalisme, qui vise à élever les plus pauvres d’abord, qui considère la spéculation de toutes sortes comme immorale, qui voit le capitalisme seulement comme un moyen et jamais comme fin. Je veux montrer le modèle économique du socialisme, et je suggère simplement de regarder les faits d’une manière intelligente.

    Commençons par l’éléphant dans la pièce, pour lequel vous n’avez d’autre explication que « ce sont des crypto-capitalistes » – la Chine.

    Pendant l’ère Mao de 1949-1978 – ou plutôt, la « première ère socialiste chinoise » − parce que Mao n’était pas un dirigeant autoritaire mais le leader d’un modèle démocratique-socialiste − le taux de croissance de la Chine était de 7% par an. Il était à égalité avec les États-Unis sur leur même période, malgré le fait que la Chine était soumise à un blocus brutal, et même si elle ne bénéficiait pas de tous les avantages culturels et financiers dont jouissaient déjà les États-Unis. De 1978 à 2012, en dépit d’une plus grande opposition internationale et des deux longues périodes de récession en Occident qui avaient ralenti la croissance mondiale, la Chine a utilisé la planification centrale pour atteindre 9,4% par an.

    La première ère socialiste chinoise a été caractérisée par un superbe coefficient de Gini, qui mesure les niveaux d’inégalité des revenus dans une société. L’ère post-Mao a vu le coefficient de Gini s’aggraver, certes, mais la planification socialiste a conduit à la réduction massive des plus pauvres de la nation grâce à une augmentation de 17% des salaires manufacturiers depuis 2002. Le néolibéralisme a fait en sorte que non seulement les salaires occidentaux ne surpassent pas le piètre taux de croissance économique annuel, mais ils sont restés stables ou en baisse pendant quatre décennies (à l’exception des revenus du 1%). Ainsi, la Chine a créé la plus grande classe moyenne au monde, au moment ou la classe moyenne occidentale perdait sa part du gâteau.

    Je calcule le taux de croissance de la Chine de 2008 à 2017 à 7,4%. Je pensais que les capitalistes étaient censés faire plus d’argent, de biens et de services que les socialistes inefficaces et paresseux ?

    « Ah, mais la Chine est différente » me direz-vous. « Pourquoi le taux de croissance du PIB chinois ne nous dit-il rien sur son économie ? » et que ses nombreuses variations, peuvent être trouvées dans de nombreux médias capitalistes comme Fortune. Devrions-nous maintenant retenir notre souffle en attendant un article intitulé « Pourquoi le taux de croissance du PIB de la zone euro ne nous dit rien de son économie  ? » dans Fortune.

    Vous, les capitalistes, ne voulez jamais jouer selon les règles, même lorsque j’utilise vos règles ! Il n’y a pas de gagnant avec vous, sauf si vous gagnez. Mais, oui, la Chine continentale est différente : elle est bien gérée.

    L’Iran est différent aussi. Ils ont ce que j’appelle un modèle « socialiste islamique iranien » et ils ont produit une croissance de 3% au cours des dix dernières années, ce qui est cinq fois mieux que la zone euro. La croissance iranienne est là malgré le renforcement incroyablement immoral (et anticapitaliste) d’un blocus international vraiment meurtrier, que l’Iran n’a pas autant les moyens de combattre que la Chine.

    Cuba est un autre pays, qui est différent. Il a encore moins de ressources que l’Iran pour combattre un autre blocus international incroyablement immoral et vraiment meurtrier… et ils ont en moyenne cru de 2,8% au cours des dix dernières années.

    Si on enlevait les chaînes imposées par l’étranger à l’Iran et à Cuba – chaînes  expressément conçues pour créer des difficultés économiques, fomenter une guerre civile et réinstaller des marionnettes impérialistes – il ne fait aucun doute que leurs philosophies économiques les auraient menés à la croissance stratosphérique chinoise.

    La supériorité du modèle économique socialiste est évidente pour tous, sauf pour le 1% capitaliste et pour leurs médias. Cela explique sans doute pourquoi personne ne parle de la « décennie perdue» de la zone euro.

    Mais c’est maintenant fait.

    Postscript :

    Je prédis que le terme « décennie perdue » sera utilisé pour la zone euro, et pas seulement pour le Japon, une fois que la crise de la dette souveraine de la zone euro réapparaîtra. L’ironie du mauvais boulot des médias traditionnels est que cela encourage ouvertement la Banque centrale européenne à mettre fin à sa politique d’assouplissement quantitatif. Cet assouplissement quantitatif doit se terminer cet automne, selon les règles de la zone euro mais du fait qu’elle aura littéralement épuisé les obligations achetables.

    L’automne dernier, j’ai publié un examen en sept parties de 130 pages de ce qui se passera lorsque la BCE arrêtera le programme d’assouplissement quantitatif. Vous pouvez même sauter à la partie 4 – « La zone euro : toujours plus prête que jamais à s’effondrer » – mais pour ceux qui n’ont pas le temps, je vais résumer brièvement ici.

    Parce que l’assouplissement quantitatif de la BCE n’a pas créé de croissance économique dans « l’économie réelle » (comme en témoigne cette « décennie perdue » de faibles taux de croissance annuels) et a plutôt alimenté des bulles records dans les actions, les obligations et l’immobilier (le domaine du 1%), je conclus que la zone euro, la plus grande macroéconomie du monde, n’est pas fondamentalement différente de ce qu’elle était au moment du pic de la crise de la dette souveraine européenne en 2012. En effet, l’assouplissement quantitatif a seulement acheté un sursis temporaire au 1% et aux spéculateurs, mais l’heure des comptes arrive. Ce constat est aggravé par les politiques atroces et vraiment meurtrières d’austérité et de ces assouplissements quantitatifs, qui ont été imposées à l’ensemble du bloc depuis 2012. Malheureusement, les choses sont bien pires dans la zone euro qu’en 2012, malgré la propagande absurde que 2,5% est un signe de grande santé économique. Lorsque les taux obligataires commenceront à remonter cet automne, cela affectera tout le monde, mais surtout les pays capitalistes.

    Il existe une forme planification centralisée dans ce système capitaliste, c’est celui organisé par le 1%. Dans les différentes formes de socialisme – chinoise, cubaine, iranienne, etc. – malgré tout ce que vous pouvez penser de ces pays, au moins leur planification n’est pas faite par le 1%, et leurs résultats supérieurs sont évidents.

    Ramin Mazaheri est le correspondant en chef de PressTV à Paris et vit en France depuis 2009. Il a été journaliste aux États-Unis et a fait des reportages en Iran, à Cuba, en Égypte, en Tunisie, en Corée du Sud et ailleurs. Son travail a été publié dans diverses revues, magazines et sites Web, ainsi qu’à la radio et à la télévision. Il peut être lu sur Facebook.

    Note du Saker Francophone
    
    Nous vous proposons un nouvel auteur, qui intervient déjà sur le site du Saker en anglais. Cet article donne déjà le ton de sa pensée économique et idéologique. On peut cependant souligner que les taux de croissance ne sont pas liés au seul modèle économique mais aussi à la pyramide des âges ou à la difficulté de faire croître une économie mature.

    Traduit par Hervé, relu par Cat pour le Saker Francophone