• Excellent !!!

    Romaric Godin, La guerre sociale en France, La découverte, 2019

     Cet ouvrage, contrairement à d’autres ouvrages anti-macroniens, ne s’attaque pas à la personne, ni à sa position sociologique au service d’une caste, mais au cœur de sa doctrine, il va donc mettre en relation le désastre annoncé d’une politique économique avec ses intentions comme projet de société. En quelque sorte il prend Macron au sérieux, en montrant que ses idées sont très vieilles, il se référera à Adolphe Thiers pour la brutalité de sa gestion politique, tandis que moi je me réfère plutôt à Guizot, mais au fond c’est la même chose, il s’agit de restaurer l’ordre ancien. On se souvient d’ailleurs que lors de sa campagne présidentielle Macron avançait qu’en France il manquait un monarque, et qu’il disait s’inspirer de Margaret Thatcher – autre fantôme politique du passé – pour sa détermination.

      

    On connait Romaric Godin depuis qu’il couvrait pour La tribune les turpitudes de la Commission européenne, et puis il a beaucoup fait ensuite pour éclairer sur les tractations qui ont abouti à la capitulation de Tsipras et au dépeçage de la Grèce. Ses analyses ont conuit son journal plutôt favorable au business à le mettre à la porte. Il est maintenant journaliste à Médiapart. Ses articles sont le plus souvent documentés et intéressants et d’ailleurs ce sont eux qui ont nourri son ouvrage. Il tente ici de travailler un peu plus large, et choisissant La guerre sociale en France comme titre et comme thème, il va s’essayer de théoriser un peu, ce qui n’est pas toujours facile comme on va le voir. Il choisit le titre en référence  Marx, La lutte des classes en France  et La guerre civile en France. Les deux ouvrages soulignaient combien en effet la lutte des classes fut particulièrement féroce dans notre pays, dans la volonté d’imposer un modèle sans compromis de domination du capital sur le travail, modèle auquel les masses ne pouvaient pas adhérer. La France est en effet aujourd’hui le cœur du combat contre le néolibéralisme, parce que c’est un des rares lieux où il reste encore une protection sociale digne de ce nom.  Les autres pays européens ont déjà rendu les armes. Et bien entendu Macron est représenté comme l’instrument de l’oligarchie pour liquider enfin le modèle social français issu de la Libération et que le patronat a toujours conçu comme une aberration. La collusion entre la haute administration, le monde de la politique et le grand capital n’a jamais été aussi visible qu’aujourd’hui formant ce qu’il faut bien appeler le bloc bourgeois dont le programme est de confisquer l’Etat pour son profit. Godin avance que ce bloc bourgeois, parfaitement soutenu par les économistes de profession, croit que son intérêt se confond avec l’intérêt général. Comme on va le voir rien n’est moins sûr : c’est ce qui semble caractériser le capitalisme d’aujourd’hui un cynisme à toute épreuve soutenu par une cupidité inédite. Certes la cupidité à toujours été présente dans la démarche des capitalistes, il suffit de lire L’argent de Zola par exemple, mais la concentration de la richesse dans les mains d’une poignée n’a jamais été aussi élevée.

      

    Macron remerciant ses sponsors qui lui ont permis d’être ce qu’il est 

    Le premier chapitre traite du néolibéralisme. Cette appellation est souvent utilisée dans n’importe quel sens. Il faut la définir. Godin avance qu’il s’agit d’une forme sociale et économique qui garantit que le marché sera protégé et aidé par l’Etat. Il présente cette forme théorique comme une avancée, avec l’abandon de l’idée saugrenue selon laquelle le marché peu s’autoadministrer tout seul. C’est assez juste. Sauf que Godin aurait peut-être dû un peu plus insister sur le fait que cette nouvelle forme de relation entre l’Etat et le marché est aussi et avant tout un formidable transfert de richesses de la collectivité au capital privé. James Galbraith montrait comment l’oligarchie – entendons ici l’alliance de la haute fonction publique et du grand capital – organisait le pillage systématique de l’Etat[1]. Dans la démarche de Godin, il y a une sorte de présupposé qui ne me convient pas vraiment : il pense que la classe des très riches avance avec un plan d’asservissement des populations et donc se pense en tant que telle. Donc que les économistes, cette profession qui s’est vendue globalement au grand capital, élabore un plan pour gouverner et qu’ils croient que celui-ci est le meilleur. C’est faux : les économistes sont payés pour justifier ex-post ce qui convient aux capitalistes. On pourrait même dire que les économistes ne croient à un modèle que s’il leur permet de gagner de l’argent avec ! Naomi Klein dans un ouvrage maintenant un peu ancien rappelait comment les grands patrons américains avaient financé les universités pour qu’elles développent un programme qui mettrait en son cœur la célébration des vertus du marché[2]. Les économistes qui défendent le néolibéralisme ne sont pas des chercheurs, même s’ils pondent des articles abscons dans des revues académiques, ce sont des propagandistes qui sont payés et très bien payés d’ailleurs pour justifier la colonisation de l’Etat par le capital. Ils illustrent par eux-mêmes l’idée un peu stupide selon laquelle seule la soif d’argent nous guiderait dans nos actions. Mais la quasi-totalité de la population ne vit pas avec cette idée, même si évidemment elel doit faire en sorte de trouver de quoi subvenir à ses besoins. Et évidemment dans un monde où tout s’achète et tout se vend, y compris le ventre des femmes pour bricoler une fausse progéniture, il faut bien en passer par le marché. Mais rien ne dit que l’action soit guidée par la cupidité naturelle des êtres humains, en dehors des capitalistes et des économistes ! 

     

    Le Conseil national de la Résistance 

    Le second chapitre s’intéresse à l’histoire vue sous l’angle de la volonté de construire une société sur le modèle néolibéral. Godin remonte assez loin. Cette approche historique est forte et méthodique, et d’ailleurs la France fut un pays qui donnât de nombreux économistes libéraux bien avant Smith, comme Turgot par exemple auquel souvent les libertariens se réfèrent aux Etats-Unis pour opposer la pureté d’une pensée pragamatique aux élucubrations métaphysiques du philosophe écossais[3]. On lui reprochera cependant de nombreuses approximations, comme par exemple de considérer la Révolution de 1789 seulement comme une révolution bourgeoise, basée sur des principes qui mettent l’Etat au service du capital. Cette approche me semble erronée pour deux raisons, la première parce que c’est le petit peuple qui a fait concrètement la Révolution, la bourgeoisie freinant des quatre fers, voulant éviter la chute de la Royauté, mais surtout parce que la Révolution de 1789 transforma durablement le pays et donc également la bourgeoisie. Ce n’est pas un hasard si 1789 et la prise de la Bastille restent une référence de tous les mouvements révolutionnaires qui sont venus ensuite. Sans doute Godin était-il pressé par le temps et qu’il ne voulait pas trop rentrer dans le détail. Il revient ensuite longuement sur les volontés en France de faire toujours payer un peu plus les travailleurs, par exemple à travers la référence à Thiers, un autre « théoricien » de la théorie du ruissellement. Cette évolution historique montre que la période qui va mettons de 1945 à 1975, qu’on appelle aussi les Trente glorieuses, fut une parenthèse étrange, en porte à faux avec l’élite autoproclamée de la France, et non pas le débouché d’un mouvement historique logique de l’évolution inéluctable du capitalisme comme le croyait Schumpeter[4]. Que ce soit Godin ou Piketty, ils croient à la permanence d’un modèle inégalitaire à travers le temps, et non pas à une évolution naturelle vers le mieux, sans doute est-ce pour cela que leurs solutions de sortie de crise restent finalement très timides. C’est évidemment le modèle qui a emmergé à la Libération, élaboré par le CNR, que Macron et la canaille capitaliste qui l’a mis là veulent détruire. Ce modèle était également un compromis entre le capital et le travail, une sorte de neutralité de l’Etat qui conduisit d’ailleurs au paritarisme dans la gestion de la protection sociale, mais qui a conduit à une large nationalistaion de l’économie. Godin montre que le modèle néolibéral en France a dû faire face à une résistance dure de la part des populations, peut-être un peu plus que de partout ailleurs – encore que la violence de Ronald Reagan aux Etats-Unis ou celle de Margaret Thatcher au Royaume Uni atteignit un niveau très élevé. 

     

    Notez que très rapidement, alors que ce modèle enregistre de grands succès en termes de croissance et d’emplois, la bourgeoisie va l’attaquer frontalement comme une hérésie qui ne peut pas fonctionner véritablement – c’est le sens des travaux de Milton Friedman qui veulent démontrer que cette croissance ayant été acquise avec de l’inflation, elle ne saurait être durable[5]. Il est assez facile de démontrer que les idées de Friedman ont été invalidées par les faits : en effet c’est après la fin de l’inflation que le taux de croissance s’est effondré en Occident. Dans le graphique ci-dessus, on voit clairement une relation positive entre inflation et croissance. Si ces idées ont été invalidées par les faits, alors pourquoi continuer à en faire le guide d’une croissance équilibrée ? La réponse est claire, c’est aprce que la lutte contre l’inflation permet, sous la houlette de l’Etat de transférer de la valeur du travail vers le capital. Dès 1959 et le rapport Rueff-Armand, les revanchards du capitalisme voulaient en découdre. Mais jusqu’à une date très récente ils durent en rabattre. Le démantèlement des acquis du CNR ont commencé d’ailleurs avec Pompidou qui s’attaqua avec beaucoup de peine en 1967 à la Sécurité sociale. Mais des grandes manifestations, puis Mai 68, bloquèrent durablement cette volonté. Mais la canaille du Grand capital remis ensuite l’affaire sur le métier avec la patience de l’araignée. Chirac s’attela à faire le job, disant s’inspirer de Reagan et Thatcher, il mis en œuvre le plus vaste mouvement de privatisations de toute l’histoire. Mais ses réformes du marché du travail et des retraites le conduisirent dans une impasse. Sarkozy prit la suite de cette débauche de violences contre les salariés. Cela engendra d’ailleurs une impopularité très élevée dans le pays, et il fut battu en 2012 par un homme qui prétendait avoir pour ennemi la finance. Celui-ci ayant trompé ses électeurs sur son véritable programme atteint rapidement des records d’impopularité, n’arrivant même pas à souder le bloc bourgeois autour de lui. Alors que son parti, le P « S » tenait tout les leviers du pouvoir, cette trahison va le détruire complètement. Pire encore, Hollande amena avec lui dans ses bagages un homme déterminé à soumettre enfin la France et les Français aux exigences du capital. Notez que cet homme à moitié fou est devenu plus qu’impopulaire. Banquier de profession, il est détesté par les trois quart des Français qui rêvent de le voir s’en aller. 

     

    Le troisième chapitre intitulé Genèse du macronisme prend pour point de départ l’arrivée de Sarkozy au pouvoir et la mise en place de ce qu’on a appelé la Comission Attali. Le sens de cette commission est le suivant : la marche vers le néolibéralisme n’est pas assez rapide, « il faut libérer la croissance », autrement dit tout donner au capital et tout prendre au travail. Le rapport que cette commission formée de semi-débiles est édifiant : tous les freins à la croissance doivent être enlevés, avec des mesures plus stupides les unes que les autres. Attali idiot en chef de cette assemblée suggère qu’il n’y a pas assez d’hypermarchés par exemple, ou encore qu’il faut en finir avec le principe de précaution – idée que ne renierait pas Trump par exemple. La première recommandation tombera d’elle-même, parce que l’ère de grandes surfaces est passée, notamment à cause de la transformation des modes de consomamtion – ce qui prouve à quel point cette commission était archaïque et vivait sur les idées du XIXème siècle qui étaient déjà mauvaises en ce temps-là. Le principe de précaution est effectivement détruit par Macron lorsqu’il devient président avec les conséquences qu’on sait par exemple avec Lubrizol, mais il y a eu ces derniers temps une multiplication inquiétante des accidents industriels consécutivement à cet allègement des contraintes[6]. A l’ère de la révolte contre le réchauffement climatique comme conséquence du capitalisme dérégulé, cette dernière lubie sonne comme le tocsin d’une pensée franchement inadaptée. On pourrait dire d’ailleurs que l’archaïsme de ces gens se remarque au fait qu’ils n’arrêtent pas de se revendiquer du « progressisme », comme pour se convaincre eux-mêmes qu’ils ne sont pas les dernières vomissures du Vieux Monde. Macron justement était co-rapporteur de cette mission saugrenue[7]. Dans cette commission il y a deux idées : d’abord celle selon laquelle si en France les réformes ne marchent pas, c’est parce qu’on ne les fait pas en bloc, mais en suivant une politique de petits pas, le gradualisme, ensuite qu’en détruisant « les rigidités » que ce soit sur la marché du travail ou autre, on doit renforcer le pouvoir du capital sur le travail. Puisqu’en effet si on croit – ou si on fait semblant de croire – à la théorie de l’offre comme panacée universelle, on doit tout faire pour le capital. D’où bien sûr des mesure de transferts des ménages vers les entreprises comme le CICE qui nous coûte chaque année 20 milliards d’euros depuis 2014 et 40 milliards cette année – un pognon de dingue ! Sans doute ce qui va ralentir la mise en œuvre des recomandations stupides de la Commission Attali, c’est la crise de 2008. Mais Godin fait remarquer à juste titre que cette crise est en réalité le résultat de la déréglementation que recommande la Commission Attali ! Or on n’en tiendra jamais compte, on fait comme si cette crise n’était qu’un accident et non pas la conséquence de l’évolution vers plus de libéralisme justement. Il est d’ailleurs assez remarquable que les économistes libéraux avancent depuis deux siècles et demi au moins toujours les mêmes solutions, quels que soient les problèmes étudiés : déréglementer, faire reculer l’Etat et donner plus de pouvoir au marché, c’est-à-dire au capital, comme si la société était restée la même depuis Adam Smith. C’est une posture intellectuelle pour le moins assez indigente, et barricadés derrière leurs modèles mathématiques foireux, ils ne se rendent même pas compte de leur propre immobilisme intellectuel. Cependant cette crise de 2008 va faire reculer pour un temps la bataille et obliger les Etats développés à revenir au bon vieux keynésianisme, soit à la relance de la demande pour sauver les meubles. C’est du côté de la Grèce que cela repartira. La crise grecque va remettre rapidement au goût du jour les programmes austéritaires dans toute l’Europe et plus aprticulièrement dans l’Europe du Sud. La trahison de Tsipras permettra à la finance sans nom et sans visage de piller le pays, comme elle l’entend. Godin à mon avis à le tort de présenter cette action de l’oligarchie européiste comme une simple application d’une doctrine aveugle et bornée, le but c’est la prédation et l’enrichissement rapide, et pas la construction raisonnée d’un modèle de société qui aurait un avenir stable. Il va y avoir de juteuses affaires à réaliser pour les initiés. C’est dans ce scandaleux contexte qu’Hollande va être élu, sur le rejet de la personnalité de Sarkozy qui veut lui aussi accélérer les réformes. 

     

    Le fourbe président « socialiste » va se présenter comme l’ennemi de la finance ce qui lui perlmettra d’être élu. Mais rapidement il va donner des gages au capital contre le travail. Il va sous la houlette d’un huluberlu mettre en œuvre des réformes bien pires que celles que présentait Sarkozy, le CICE, transfert monstrueux des ménages vers le grand capital, réformes du droit du travail fragilisant encore un peu plus les salariés dans leur relation avec le patronat. Selon les journalistes du Monde, Macron aurait été directement imposé par le grand capital à Hollande. C’est du moins la thèse que soutient François Rebsamen, ancien trotskiste passé au social-libéralisme façon Rocard[8]. Evidemment tout cela plombe durablement la crédibilité d’une alternance et explique pourquoi l’extrême-droite est devenue le premier parti ouvrier. C’est dans ces conditions que Macron va être élu, avec une adhésion du corps électoral extrêmement faible. Mais Macron va vouloir imposer les vieilles réformes libérales en bloc, comme on a dit. Il déclenche ainsi une guerre sociale qui va prendre la forme de la révolte des gilets jaunes. Cette révolte profonde a même sans doute failli l’emporter au début du mois de décembre 2018, elle représente une haine durable non seulement pour ce personnage ubuesque, mais aussi pour le projet de société qu’il porte. Rapidement son gouvernement, dirigé par l’ancien lobbyiste d’Areva, va apparaître comme l’ennemi des travailleurs, affairiste et cosmopolite il va vendre la France par petits morceaux. Le traité d’Aix-la-Chapelle, couronnera cette idée de démembrement de la nation. C’est un point que ne souligne pas Godin, à côté d’une menée antisociale, Macron et son équipe démembrent la France, aussi bien en vendant les fleurons industriels comme Alstom, boulot qu’il avait entamé en tant que ministre de l’économie[9], qu’en rabaissant la souveraineté de la France en la partageant avec l’Allemagne qui au passage tente de récupérer un siège au Conseil de sécurité de l’ONU. C’est un point pourtant capital car cette transformation de la nation, sa dillution, rendra bien plus difficile par la suite un retour à une politique plus égalitaire dans notre pays. Egalement les privatisations des biens publics, ADP, La Française des Jeux, dévoilent la cupidité de ce gouvernement de millionnaires[10]. Les mesures prises par Macron et Philippe sont tellement favorables au grand capital qu’on n’imagine pas une minute que cet immense service ait pu être gratuit. Macron a été désigné par les Français comme le président des très riches, et ce n’est pas sans raison, c’est que derrière le raisonnement un peu bricolé du ruissellement et de la théorie de l’offre[11], les Français ont perçu la canaillerie du personnage, comme celle de son épouse d’ailleurs. Aussi dès le mois de novembre 2018, la révolte va gagner la France entière, partant d’un refus de payer de nouvelles taxes sur les carburants, les gilets jaunes vont attaquer le gouvernement en permanence et sur tous les points. Ils prennent le relais de la grève avortée de la SNCF que les syndicats ont si mal menée. Comme les partis de gauche n’ont plus guère de programme, et que les syndicats semblent médusés par leur propre adhésion au modèle néolibéral, l’explosion va venir d’ailleurs d’où l’arrogant Macron, ivre de son pouvoir, ne l’attendait pas. Sa surprise est la preuve qu’ilne connait pas son histoire de France. Raisonnant pour le coup avec les critères du vieux monde, il croit que parce que les syndicats ne bronchent plus et que les partis sont au tapis, il peut tout se permettre. Mais notre pays est coutumier des révoltes spontanées qui se forment en dehors des partis, la preuve la Révolution de 1789, ou encore la Commune de Paris, ou encore bien sûr la Résistance française. 

     

    Malgré quelques concessions de façade à la crise des gilets jaunes, Macron maintient le cap de ses réformes pour les plus riches, sans plus se soucier de l’adhésion des Français qu’il n’aura plus jamais. Inévitablement, le régime tourne à l’autoritarisme, c’est le terme pudique qu’emploie Godin, moi je préfère parler de fascisme ou de dictature. Mais nous sommes d’accord sur l’essentiel, les réformes néolibérales étant rejetées par la très large majorité des Français, Macron ne peut continuer qu’en usant de la violence policière[12], judiciaire et verbale également. Godin cependant se trompe en pensant que le mouvement des Gilets jaunes est d’abord un mouvement des classes moyennes. Ce n’est pas ce que nous avons vu, ni ce que montre par exmple le film de François Ruffin et Gilles Perret J’veux du soleil. Le mouvement est bien plus large que cela, et ceux qui continuent encore samedi après samedi à contester Macron, sont vraiment partie des classes inférieures. Godin rappelle d’ailleurs que tous les présidents qui se sont lancés dans des réformes néolibérales au service du grand capital ont tous été désavoués. A l’encontre de ses prédécesseurs, Macron ne vise aucun compromis, il suppose qu’il peut utiliser l’outil de la Constitutiion de 1958 – outil très autoritaire – non pas pour réunir les Français derrière lui, mais pour les soumettre et servir la classe qui l’a mis à cette place peut-être un peu inconsidérèment. Il compte aussi sans doute sur l’impossibilité pour l’opposition de s’unir. Il pense certainement qu’il peut même être réélu en faisant jouer la partition, moi ou le fascisme de Marine Le Pen[13]. Cependant il y a un facteur décisif dont Macron sousestime l’importance, c’est l‘échec concret des politiques néolibérales au niveau planétaire : elles ne stimulent plus ni la croissance, ni l’emploi, et la concurrence commerciale entre pays semble avoir atteint ses limites comme le montre les conflits qu’entretient l’ubuesque Trump avec l’Union européenne et la Chine. Et d’un certain point de vue Godin sousestime aussi cet échec. 

     

    En effet, après avoir détaillé toutes les turpitudes de Macron et sa violence, Godin va s’essayer à trouver des portes de sortie. Il souligne à juste titre que le gilets jaunes ont eu un écho inattendu, et donc que cela montre que les Français, plutôt favorables dans leur ensemble au mouvement des gilets jaunes, sont tout à fait hostiles aux réformes néolibérales. Les derniers sondages montrent que la moitié encore des Français soutient les gilets jaunes, mais une très large majorité soutient la lutte des personnels hospitaliers, ce qui au fond revient toujours à un rejet des réformes[14]. Mais justement ce mouvement montre que l’échec programmé sur le plan économique du mode de gouvernement de Macron, engendre d’une manière ou d’une autre une opposition très vive, dans la rue, faute que les syndicats soient un peu plus combattifs. Godin, à mon sens, a tort de croire qu’une gauche rénovée peut nous sortir d’un face à face Marine le Pen – Macron. Mais cela repose sur plusieurs erreurs d’analyse :

    – d’abord Godin ne comprend pas la disparition de la gauche en Italie, aujourd’hui elle se trouve à 3,5%, le reste c’est Salvini aux environs de 30-35% et ensuite il y a un bloc néolibéral complètement balkanisé. Or cette gauche a disparu pour deux raisons, elle n’a pas compris le sens de la révolte contre les migrations massives imposées par la mondialisation, et aussi la question de la nation, avec le rejet de l’Islam par exemple. Or c’est bien cette question qui est décisive ;

    – ensuite, Godin perd son temps avec l’idée selon laquelle les Français seraient europhiles, et donc voudraient bien d’une Europe, mais d’une autre Europe. Rien n’est moins sûr, certes on a fait peur aux Français en leur disant que le coût d’une sortie de l’Europe était très élevé, mais cela ne veut pas dire qu’ils adhèrent à l’idée d’une Europe supra-nationale. Cette illusion plombe la gauche et la détruit de l’intérieur, elle renforce du même coup l’extrême-droite. Une construction européenne qui serait au service de l’intérêt général est tout simplement impossible. La raison en est simple : c’est un ensemble de pays complètement hétéroclite. Les trajectoires historiques des différents membres sont disparâtes. Le pouvoir ne peut alors que s’éloigner des électeurs et le contrôle de cete bureaucratie s’éloigner toujours un peu plus. Dans l’idée d’une démocratie plus directe, ce grand écart n’a pas de sens. J’avais dit et écrit que Mélenchon échouerait s’il n’éclaircissait pas plus ses positions sur l’Europe et sur la question migratoire[15]. Et de fait il a échoué terminant seulement quatrième derrière le gangster Fillon pourtant plombé par les affaires ;

    – également Godin pense que le mouvement des gilets jaunes, pour lequel il manifeste une sympathie évidente, n’a duré que six mois et donc que maintenant il est fini. Ce n’est pas vrai. Même s’il a moins de vigueur aujourd’hui, il est toujours présent et ressurgit dès que l’opportunité se présente, que ce soit la lutte pour l’environnement, celle contre le CETA, etc. Il salue Commercy, comme l’ébauche d’une organisation d’une forme nouvelle intéressante. Il se trompe encore, Commercy était en porte à faux par rapport au contenu du mouvement. Avec le recul, on peut même considéré que cette volonté de centraliser le mouvement fut une erreur.

    Mais cela n’est pas le plus important. L’erreur principale de Godin est justement au niveau économique, il n’anticipe pas l’effondrement programmé de la mondialisation néolibérale. Or, il est là sous nos yeux. Il raisonne comme s’il voulait restaurer un capitalisme civilisé. C’est le cœur même du capitalisme qui est aujourd’hui touché durablement, ne serait-ce qu’à cause de la crise environnementale qui vient s’ajouter à la crise plus générale de la demande. D’ailleurs cette erreur d’analyse se confirme dans le fait que Godin croit à « la transition écologique », et il suppose qu’avec un peu d’argent et de bons investissements on pourra reconstruire un capitalisme à visage humain. Mais même les jeunes gens d’Extinction Rebellion ont intégré que le moteur de la destruction de l’environnement c’est le profit et la folie consumériste portée par le progrès technologique. C’est donc bien la croisssance comme moteur de la société qui est en question et non sa restauration. Or si on rejette l’idée de croissance – aussi bien pour cause de crise environnementale, ou parce que tout simplement l’idée de compétition et de concurrence est devenue laide et peu attirante – on tombe forcément sur la question de l’égalité. 

     

    L’autre point sur lequel Godin se trompe, c’est sur l’analyse de la bureaucratie syndicale. Il montre Macron la méprisant, et Laurent Berger – que Godin appelle « Bergé » – se plaindre de ce mépris. Mais outre que Berger est partie prenante du projet néolibéral de collaboration de classes, il n’est pas certain que les syndicats restent dans la passivité. On sait qu’au niveau local il y a des sections syndicales, CGT, FO et même CFDT, qui sont combattives et qui ne demandent qu’à en découdre. Les licenciements se multipliant un peu partout dans ce qui reste de tissu industriel, il se pourrait bien que la contestation sociale reparte aussi de ce côté. Donc si globalement je partage la critique du macronisme que propose Godin, je n’en partage pas les conclusions qu’il imagine sur le plan politique. Je crois qu’on ne peut plus raisonner en termes de gauche et de droite, mais l’alternative se trouve plutôt entre « socialisme » et « capitalisme », parce que l’idée de socialisme peut très bien se passer de la croissance et du profit, et que ces deux termes sont les raisons du désastre écologique d’aujourd’hui. L’échec programmé du macronisme n’est pas spécifique à Macron, c’est l’échec plus gobal du néolibéralisme à l’échelle de la planète entière. Godin se rend compte d’ailleurs que de partout le projet néolibéral est en recul, faisant apparaitre l’apparition de Macron comme la queue de la comète, la fin du mouvement engagé par Reagan et Thatcher à la fin des années soixante-dix. 

     

    Godin parle de démocratie autoritaire. Cela me semble faux, on pouvait parler de démocratie autoritaire sous le général de Gaulle, quand le président de la république avait une légitimité certaine et visait malgré tout à rassembler le pays. Mais ce vocable ne me parait pas applicable à Macron qui, s’il a bien été élu suivant la loi, n’est pas légitime du tout, et c’est justement pour cela qu’il est obligé de se radicaliser par la violence. Quand au début du mouvement des gilets jaunes il a lâché les milices contre le peuple, il était embarrassé, non pas qu’il ait des scrupules, la morale n’est pas son problème, il est menteur et voleur, mais il ne comprenait pas le rejet dont il était l’objet, croyant que la maîtrise des outils de communication façon marketing de supermarché lui permettrait de subjuguer le peuple. Si durant sa campagne présidentielle les journalistes amis ont mis en avant sa grande culture et sa grande intelligence, manifestement plus personne y croit. La violence fascisante qu’il exerce semaine après semaine contre les gilets jaunes est l’image de cette rage qui résulte de ce rejet dans l’opinion. Nous ne sommes plus dans une démocratie, fut-ce-t’elle parlementaire. Non seulement à cause des lois scélérates que la canaille LREM a votées, mais aussi à cause de la privatisation de la justice et de la police qui est ainsi instrumentalisée au service d’une caste minoritaire en nombre et sur le plan des idées dans le pays. Le fait que la quasi-totalité des médias soit aussi sous contrôle prouve assez cette dérive. Godin d’ailleurs surestime l’opposition de Macron aux journalistes qui dans l’ensemble le servent très bien et servilement.

    Le dernier reproche qu’on peut faire à Godin c’est de faire comme si le projet macronien était sérieux, contestable certes, mais sérieux. Comme l’a bien montré Juan Branco, les macroniens se caractérisent encore plus que par le passé par l’affairisme et la cupidité[16]. Leur mot d’ordre c’est prend l’oseille et tire toi. Et leur leader apparaît maintenant comme un fou furieux. Donc ils ne sont pas là vraiment pour définir un projet de société, fut-il contestable, mais pour taper dans la caisse, vendre leurs services à l’oligarchie à coups de privatisations et autres canailleries. On peut vérifier cela par le nombre élevé de personnes proches de Macron qui sont inquiétés jour après jour par la justice pour leur traficotage d’argent public, le dernier exemple étant la cupide Sylvie Goulard dont les nombreuses casseroles ont été le prétexte facile pour les députés européens, pourtant peu regardant, pour l’écarter d’un poste éminemment lucratif. Et donc à partir de là il ne sert à rien de combattre le macronisme sur le plan théorique, il est plus judicieux dans doute de les insulter et de les combattre dans la rue. Les Français, gilets jaunes et paysans ont commencé à s’en prendre aux permanences des députés LREM.

    Néanmoins malgré toutes les réserves qu’on vient de dire, l’ouvrage de Godin est très utile pour nourrir et élargir le débat. L’approche historique qui montre à la fois les racines du projet macronien et sa continuité dans le temps est suffisamment intéressante pour justifier sa lecture.  



    [1] The predator State, S. and S. International, 2008.

    [2] La stratégie du choc, Léméac/Actes Sud, 2007.

    [3] Murray Rothbard, Economic thought, before Smith, 2 vol., Edward Elgar, 1995

    [4] Joseph A. Schumpeter, Capitalism, Socialism and Democracy, Harper and brothers, 1942.

    [5] Capitalism and freedom, University of Chicago Press, 1962 et aussi Milton Friedman & Anna Schwartz, A Monetary History of the United States, 1867-1960, Princeton University Press, 1963..

    [8] Gérard Davet et Fabrice Lhomme, “La dévorante ambition d'Emmanuel Macron”, Le Monde, 29 aout 2019.

    [12] Godin rappelle fort à propos la fuite piteuse de Macron de Puy-en-Velay au début du mois de décembre 2018, un événement inédit. Son salut ne résida ce jour là que dans la célérité de ses gardes du corps qui l’évacuèrent. Depuis il ne se déplace plus que sous une escorte extravagante et ruineuse, tant la peur lui est chevillée au corps.

    [13] Il pourrait très bien se tromper sur ce point. On a vu en Italie une majorité formée un moment avec M5S et la Lega. En Hongrie, Orban a perdu Budapest avec une coalition entre l’extrême-droite et le centre gauche.