Va-t-on vers un krach obligataire? Depuis quelques jours, la rumeur agite les marchés financiers. "Ils redoutent que les banques centrales commencent à revenir sur leur politiques expansionnistes", décrypte Ishaq Siddiqi, analyste chez ETX Capital. Début juin, le gouverneur de la Fed, Ben Bernanke a en effet sous-entendu qu’il envisageait une telle décision, en confiant qu’il ne souhaitait pas que son institution n’alimente la prochaine bulle spéculative. "C’est trop tard, elle le fait déjà!" s’alarme un investisseur parisien. Vraiment ?
Une chose est sûre: ce ne sont pas les raisons de s’inquiéter qui ne manquent. Depuis le début de la crise, les grandes banques centrales de l’OCDE, en particulier celles des Etats-Unis (Fed), du Royaume-Uni (BoE), du Japon (BoJ) et dans une moindre mesure de l’Europe (BCE), mènent en effet des politiques monétaires expansionnistes d’une ampleur inédite : baisse durable des taux directeurs, prêts quasiment gratuits aux banques commerciales, rachats massifs d’obligations souveraines… "Elles font tourner la planche à billets comme jamais auparavant", résume Charles Wyplosz, économiste à l’Institut des Hautes Etudes et du Développement, à Genève.
Au total, la base monétaire, c’est-à-dire la monnaie qu’elles ont créée, a en effet gonflé de 7 à 18% du PIB aux Etats-Unis depuis 2007, de 3 à 22% au Royaume-Uni, et de 9 à 34% au Japon, où elle pourrait encore grimper jusqu’à 70% d’ici fin 2014 ! Du jamais vu. Au point que certains économistes tirent la sonnette d’alarme. "C’est incroyablement dangereux, car personne ne maîtrise les effets que cette surabondance de liquidité va produire", s’inquiète Patrick Artus, directeur de la recherche de Natixis. D’autres prétendent au contraire que la Fed et ses homologues font aujourd’hui tout ce qu’il faut pour tenter de relancer l’économie. Et qu’elles devraient même aller plus loin...
Alors, qui croire? Quels risques coure-t-on vraiment ? Comment les banques centrales fonctionnent-elles, au juste? Que faire pour éviter le pire ? Voici quelques éléments pour y voir plus clair.
A quoi servent les banques centrales?
Les Etats leur ont fixé une grande mission : veiller à ce que le niveau des prix reste stable. Une inflation trop élevée appauvrit en effet les ménages, tandis qu’un recul marqué des prix, signe d’un effondrement de la demande, signifie en général qu’un pays est sur le point de plonger en récession. En Europe, l’objectif de la BCE est ainsi de maintenir une inflation autour de 2% par an. Certaines de ses homologues, notamment celle des Etats-Unis, ont également pour mission secondaire de favoriser l’emploi.
Pour atteindre ces objectifs, elles disposent de différents outils qui leur permettent de contrôler la quantité de monnaie en circulation dans l’économie. Le principal d’entre eux est le taux directeur, qui détermine les tarifs que les banques commerciales pratiquent ensuite lorsqu’elles prêtent de l’argent au ménage et aux entreprises. Plus il est élevé, plus les crédits sont coûteux et moins les PME et les particuliers en réclament : l’économie ralentit. A l’inverse, plus ils sont bas, plus, en théorie, les banques accordent de prêts, ce qui soutient l’activité.
Qu’est-ce qu’une politique monétaire expansionniste?
Elle entre en œuvre lorsqu’une banque centrale, estimant que le niveau des prix est trop bas, injecte des liquidités dans les banques commerciales, notamment en baissant ses taux directeurs. C’est ce qu’on appelle la « politique conventionnelle ». Le principal taux de la Fed est ainsi proche de zéro depuis quatre ans. En mai 2013, la BCE a également réduit le sien à 0,5%. Le pari de Mario Draghi, son gouverneur, est simple : il espère que BNP Paribas, LCL et les autres prêteront à leur tour ces sommes aux ménages ou aux entreprises. De quoi relancer la consommation, l’investissement, soutenir les prix et l’économie. Du moins, quand ça fonctionne.
Que sont les armes non-conventionnelles?
Les banques centrales les utilisent lorsque celle des taux d’intérêt ne suffit plus. Elles rachètent alors sur les marchés des produits financiers tels que les obligations d’Etat ou des crédits titrisés. Chaque mois, la Fed consacre 85 milliards de dollars à de telles opérations ! De même, la banque du Japon (BoJ) a annoncé en avril dernier qu’elle rachèterait pour 3.000 milliards de yen (25 milliards d’euros) de bons du trésor nippons tous les mois, et ce, pendant les cinq prochaines années. "C’est une façon plus directe encore de donner du cash aux banques et à une catégorie très large d’investisseurs", commente Patrick Artus, de Natixis.
En rachetant des obligations souveraines, les banques centrales tentent surtout de faire baisser le taux d’intérêt de ces dernières. Car plus il est bas, plus les Etats s’endettent à bas coût sur les marchés. Et plus la dette publique est soutenable à long terme… On comprend certains chefs d’Etat européens rêvent de voir la BCE imiter la Fed ou la BoJ. Ce que ses statuts, en théorie, lui interdisent formellement.
Ces politiques peuvent-elles sortir les Etats de la crise ?
Non. Certes, elles ont un effet positif sur l’économie: aux Etats-Unis, les manœuvres de la Fed ont ainsi accéléré le désendettement des ménages. Mais elles ne peuvent pas faire des miracles. D’abord, parce que si les entreprises empruntent aujourd’hui si peu, en particulier en Europe, c’est parce qu’elles anticipent que la croissance sera mauvaise dans les mois à venir. Elles ont donc gelé leurs projets d’investissement: même si les banques leur offraient des crédits gratuits, elles n’en contracteraient pas plus. "On ne force pas à boire un âne qui n’a pas soif", résume Charles Wyplosz.
Mais surtout, les politiques monétaires, aussi généreuses soient-elles, ne peuvent en aucun cas résoudre les problèmes structurels qui plombent aujourd’hui les pays de l’OCDE. Prenez l’Europe. Si l’on met à part les effets récessionnistes liés aux politiques de rigueur, le Vieux Continent est plombé par un grave problème de compétitivité. "Nos PME n’innovent plus et les gains de productivité sont quasi-nuls : seules d’ambitieuses réformes de la recherche, de la fiscalité et du marché du travail pourrait résoudre un tel handicap", explique Patrick Artus.
Les Japon et les Etats-Unis souffrent quant à eux d’une déformation du partage des revenus défavorables aux salariés, car le rapport de force dans les entreprises est dominé par les employeurs. Là encore, la politique monétaire n’y peut rien. Certes, on peut toujours dire qu’après tout, ça ne coûte rien d’essayer. Le problème, c’est que l’action des banques centrales n’est pas neutre.
Ces politiques expansionnistes vont-elles créer l’inflation?
C’est le principal danger pointé par certains économistes comme Nicolas Baverez, ou encore par Berlin, traumatisé par l’hyperinflation des années 1920. On peut résumer les choses ainsi : toutes les liquidités créées par les banques centrales vont bien finir par être dépenser. Or, les théories sur le sujet indiquent que si la quantité de monnaie en circulation dans l’économie augmente plus vite que la production, les prix des produits s’emballent mécaniquement. C’est ce qui s’est passé dans l’Allemagne des années 1920 : la banque centrale allemande imprimait tellement de billets pour financer la dette du pays que les prix variaient parfois du simple au double dans la même journée ! Quand on voit à quel point la base monétaire a gonflé depuis 2007, on peut donc s’attendre au pire…
Seulement voilà, l’économie d’aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec celle du début du vingtième siècle. Les marchés financiers occupent aujourd’hui une telle place que lorsqu’ils ont beaucoup de cash, les investisseurs ne l’utilisent pas pour acheter des biens de consommations courantes (à part l’immobilier, qui reste un placement prisé). Ils se tournent plutôt vers des produits financiers comme des actions ou des obligations. Autrement dit : ils fabriquent des bulles, comme celle de 2001 sur la net économie.
Où les bulles spéculatives vont-elles se former?
C’est toute la question. Car une chose est sûre: elles sont inévitables. Certains experts parient que la prochaine apparaîtra sur les bourses des pays émergents. D’autres, sur l’immobilier des grandes villes. D’autres, encore, affirment qu’il en existe déjà une sur les obligations souveraines, en particulier européennes. "Le prix de certaines d’entre elles est probablement surévalué, ce qui veut dire que le taux d’intérêt auquel elles s’échangent est trop bas", explique Patrick Artus.
Que se passerait-il si une partie investisseurs, réalisant qu’il y a une bulle, décidaient soudain de s’en détourner? Les banques et assureurs européens, dont les portefeuilles sont bourrés de ces titres d’Etat -ils en détiennent à hauteur de 30% du PIB de la zone euro-, seraient les premières victimes. Patrick Artus a ainsi calculé que si le taux moyen (3%) remontait d’un point seulement, ils enregistreraient une perte équivalent à 8% du PIB! Et ce n’est pas tout : la hausse d’un point des obligations souveraines hexagonales coûterait également 18 milliards d’euros de plus par an à l’Etat Français. Sans compter ses engagements hors bilan qui, si l’on en croit le dernier rapport de la Cour des comptes sur le sujet, portent en réalité notre dette publique à 242,2% du PIB… Autant dire qu’un krach obligataire déclencherait une nouvelle crise de financement des pays les plus fragiles – Grèce, Italie et Portugal en tête. Toute la zone euro serait de nouveau ébranlée. Et cette fois, elle n’y survivrait pas forcément.
Heureusement, rien ne permet d’affirmer avec certitude qu’un tel scénario se produira. Pour l’instant, les investisseurs considèrent en effet les obligations d’Etat comme l’un des placements les plus sûrs au monde. Ils ne s’en détourneront massivement que lorsqu’ils auront trouvé une alternative. "On est encore tranquille pour quelques années", souffle un gérant de fond.
Comment sortira-t-on de ce piège ?
Par une nouvelle crise! Car voilà : jusqu’à aujourd’hui, les banques centrales n’ont jamais réussi à sortir des politiques expansionnistes à temps, et sans dégâts. Du coup, la correction se fait presque toujours par un nouveau krach. C’est le scénario qui s’est produit dans les années 2000. Après l’éclatement de la bulle internet, en 2001, le gouverneur de la Fed, Alan Greenspan, a en effet baissé son taux directeur à un niveau quasi nul, et l’a maintenu ainsi pendant des années. Une politique monétaire expansionniste grâce à laquelle les banques ont pu offrir des taux très attractifs aux ménages – même ceux insolvables. Ces derniers en ont profité pour acheter des maisons à crédit, faisant ainsi grimper les prix de l’immobilier de façon disproportionnée. Une bulle qui a fini par éclater en 2006. C’était le début de la crise des subprimes…