• EXCELLENT ARTICLE SUR DESIRS D'AVENIR 86 =

    2,87 millions de chômeurs... et combien de familles minées ?

    2,87 millions de chômeurs... et combien de familles minées ?

    LEMONDE

     

    Il y a ce chiffre, effrayant, de 2,87 millions de chômeurs. Et derrière ce chiffre, oubliés des statistiques, d'autres millions de femmes et d'hommes que cette situation vécue par leur conjoint, leur compagne, leur enfant, plonge dans un profond désarroi. D'autres millions d'enfants et d'adolescents qui, bien involontairement, partagent l'angoisse de leurs parents, voient le chômage miner les relations familiales. A Saint-Pierre-des-Corps (Indre-et-Loire), Sceaux (Hauts-de-Seine) ou Dunkerque (Nord), nos journalistes ont tenté de saisir, par petites touches, l'impact du chômage sur le couple et la famille.

    L'insupportable laisser-aller

     

    La lettre de licenciement de son mari est arrivée la veille de Noël. "Vous parlez d'un cadeau ! Si j'avais eu son patron en face de moi, je lui aurais dit qu'il ne manquait pas de toupet ! "

     

    Corinne, 45 ans, employée en petit mi-temps à la mairie de Saint-Pierre-des-Corps, est la mère de Julien (16 ans) et Louis (11 ans), et la femme de Bernard (46 ans). Chauffeur de taxi jusqu'à son licenciement économique, le 24 décembre 2009. "Bernard se disait alors qu'il retrouverait vite un emploi. Moi aussi d'ailleurs, je le pensais, il est travailleur."

     

    Au départ, il faut bien l'avouer, la situation avait du bon. "Les rôles étaient inversés à la maison : il faisait le ménage et il s'occupait des enfants, et moi j'allais bosser. Il touchait les Assedic : 935 euros, soit 300 euros de moins que ce qu'il gagnait avant. Ça allait."

     

    Mais avec le temps, la confiance s'est érodée. La tension est montée. "Je n'avais pas l'impression qu'il cherchait beaucoup. Il se plaisait à être là, à faire ses petits bouis-bouis.

     

    Quand je débauchais, je le voyais allongé sur le canapé, en jogging, pas rasé. Il disait qu'il était trop vieux, que c'était foutu. Il s'est laissé aller. Je le trouvais sur l'ordinateur en train de jouer au PMU, au lieu de regarder le site de Pôle Emploi !" Et Corinne s'est mise à "gueuler", les enfants à se demander s'ils pourraient aller, comme d'habitude, au ski ou à Center Parcs...

     

    Un jour, l'aîné ramène une mauvaise note de l'école et s'entend reprocher par son père de ne pas assez travailler. La réponse est cinglante : "Toi aussi, t'as qu'à bosser."

     

    Bernard a perdu son autorité de père. Le couple ne se parle plus. "Il buvait plus que la normale, même s'il prétendait le contraire", poursuit sa compagne, surprise de le voir tomber si bas. Au bout d'un an, Corinne en vient à se demander s'il ne vaudrait pas mieux refaire sa vie. "J'ai mon boulot, mes gosses et s'il veut tomber, il tombera tout seul." Elle le lui avoue, dans l'espoir de le faire réagir...

     

    En octobre 2011, une association gestionnaire d'un parc de logements l'embauche pour deux ans comme agent de maintenance. Corinne est soulagée, mais rien n'est plus comme avant. "Il va falloir encore du temps pour que nos relations redeviennent ce qu'elles étaient. On a encore du mal à se parler. Et que se passera-t-il dans deux ans, quand il sera encore plus vieux, si son contrat n'est pas renouvelé ? Cette perspective ne me sort pas de la tête."

     

    La douleur de l'impuissance

     

    Désormais, elle regrette "l'avant", le temps de "l'insouciance", qu'elle n'appréciait peut-être pas, alors, à sa juste valeur. Trois adolescents marchant bien à l'école, un joli appartement à Sceaux, un mari diplômé d'une grande école de commerce, cadre dirigeant dans une entreprise de high-tech... La vie de Marianne, 45 ans, comptable, a basculé il y a un an. Une après-midi, Pierre, son mari l'a appelée : il venait d'être licencié. "Il était sidéré, c'était l'injustice absolue pour quelqu'un d'aussi impliqué que lui."

     

    La famille s'est mise à vivre au rythme des espoirs qui montent puis se brisent. Des rendez-vous qui s'enchaînent, cette fois-ci, c'est bien parti, tout le monde commence à se projeter ailleurs, en province, on attend, et finalement, déception !, ils ont choisi quelqu'un d'autre... "Insupportable."

     

    Petit à petit, bien sûr, l'espoir diminue. "Les enfants le ressentent, pense leur mère, mais on en parle très peu. Leur père les protège, il prend tout sur lui. Eux sont heureux de l'avoir davantage à leurs côtés. Mais je fais attention à ce qu'il ne se transforme pas en homme au foyer, je ne veux pas qu'il se sente dévalorisé."

     

    Pour le couple, comprend-on, ce chômage vaut épreuve. Marianne doit encaisser les sautes d'humeur. Se positionner finement. "Je marche sur des oeufs. Si je l'encourage trop, je l'étouffe. J'essaie par exemple de ne pas lui demander chaque jour où en sont ses recherches, pour ne pas lui mettre de pression. Mais si je prends trop de distance, je me sens coupable." Surtout, elle fait l'expérience douloureuse de l'impuissance. "Je regarde celui que j'aime se débattre sans pouvoir l'aider. Il est dans une très grande solitude. Moi, je ne peux pas me permettre de flancher. Je dois rester en haut pour l'aider à remonter..."

     

    La famille n'a jamais dépensé sans compter. L'appartement est payé. Pierre a deux années d'indemnisations confortables devant lui. "Mais tout le monde s'autocensure. Comme par hasard, la cadette n'a pas voulu faire les soldes cette année, sa soeur aînée a choisi la destination la moins onéreuse pour partir avec ses copines l'été dernier et, moi, je ne me suis pas réinscrite à mon club de gym." Il y a, dans l'air, ce climat de crise. Et s'il ne retrouvait pas ?

     

    Marianne ne regarde plus les infos, elle ne veut rien entendre sur le chômage et s'investit démesurément dans son travail, pour s'occuper l'esprit. Paradoxalement, les enfants tireront de tout cela un profit : la liberté de faire les études qui leur plaisent vraiment. "Aucun diplôme prestigieux ne les protégera. On a perdu l'idée qu'il y avait un parcours idéal."

     

    Trois fils chômeurs, une mère indignée

     

    Posée sur la table basse du salon, une affichette annonce la couleur : "Vous avez le droit de vous indigner." Dans quelques heures, Mathieu, 34 ans, ira en coller des semblables sur les murs de Dunkerque avec ses deux frères, Romain, 32 ans, et Stanislas, 29 ans. A l'âge où la vie devient généralement plus confortable, eux sont toujours à la recherche d'un emploi. "Je lutte contre cette culpabilité d'être au chômage et d'habiter encore chez mes parents à 29 ans, explique Stanislas. Parce que dans le fond, cette culpabilité n'a pas de sens."

    Mardi 17 janvier, un masque sur le visage, ils ont tout trois porté un cercueil en carton pour enterrer symboliquement l'emploi lors de la première "Marche funèbre" des "indignés" dunkerquois. Leur mère, Danielle, 67 ans, a défilé avec eux jusqu'à l'agence Pôle Emploi des Bazennes.

     

    Elle se dit en colère, trouve les jeunes trop résignés. C'est elle qui les a "un peu poussés" à rejoindre le mouvement, "parce qu'après nous avoir payé des études, elle trouvait incroyable qu'on se retrouve à galérer", rappelle Mathieu.

     

    Romain et Mathieu sont titulaires d'un Deug de sociologie et d'un diplôme d'anthropologie sociale.

    "Mes parents disaient : "Fais des études, va loin, et avec ça, tu auras du boulot." Au final, c'est l'inverse, raconte Romain. Si on avait fait une licence pro, on aurait sans doute du travail aujourd'hui."

     

    Le contrat de surveillant de Mathieu, dans un collège, n'a pas été renouvelé, il sera au chômage fin février. Romain, après avoir été surveillant au lycée pendant trois ans, touche aujourd'hui 450 euros mensuels des Assedic. Stanislas, le cadet, est lui aussi inscrit à Pôle Emploi et touche 500 euros d'allocation chômage par mois. Titulaire d'un DUT d'informatique, il n'a jamais trouvé de contrat pérenne dans la région. Il s'est donc lancé en free-lance dans la création de sites Internet, mais les clients se font attendre.

     

    Il vit donc encore chez ses parents. Son frère Romain "se retrouve à manger chez eux pratiquement tous les jours".

     

    Quant à Mathieu, il ne se sent "pas vraiment indépendant" et avoue "avoir du mal à imaginer l'avenir".

     

    Mais tous trois reconnaissent que leurs "galères" de recherche d'emploi ont plutôt tendance "à souder" la cellule familiale. "Du fait qu'ils sont un peu plus dans le besoin, ils viennent nous voir plus souvent, témoigne Danielle, retraitée de la Sécurité sociale.  

     

    On les aide pour l'alimentation, la voiture et même les vêtements. On a diminué notre budget loisirs parce qu'on ne peut pas partir en vacances alors que nos enfants sont dans une situation pareille." Mathieu est tout de même un peu amer :

     

    "Avant, je m'imaginais que c'était moi qui allais gagner des sous pour pouvoir en donner à mes parents. Pour les remercier."



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