En tant que principal organe de propagande poussant à la Nouvelle guerre froide, The New York Times dépeint la vie en Russie dans les teintes les plus sombres, mais cette représentation biaisée déforme la réalité d’un pays de plus en plus dynamique, comme Gilbert Doctorow la voit.
Par Gilbert Doctorow – Le 7 aout 2017 – source Consortium News
Le séjour de cinq semaines dans notre maison à la campagne russe approchait de sa fin lorsque j’ai reçu un courriel d’un ami en France qui me demandait de commenter un article du New York Times intitulé « Les villages russes et leur mode de vie sont ‘en train de disparaitre’. »
L’article répond certainement aux attentes de ses éditeurs en peignant une image sombre du déclin et de la chute de la campagne russe, conformément à ce que l’auteur considère comme des tendances démographiques très défavorables, dans l’ensemble de la Fédération de Russie. Le fait que ses propres statistiques ne justifient pas une telle généralisation (une perte nette de population de quelques milliers de décès par rapport aux naissances, en 2016, pour une population de 146 millions) ne l’a visiblement pas beaucoup gêné. L’auteur n’explique pas non plus pourquoi ce qu’il a observé dans un village situé hors des sentiers battus, dans le nord-ouest de la Russie, précisément dans la région encore pauvre de Pskov, donnerait un compte rendu fiable de la vie paysanne dans tout le vaste territoire qu’est la Russie, le plus grand État-nation au monde.
Comme le souligne l’auteur, la principale source de revenus tirée de la terre de cette ville qu’il a visitée était – dans le passé – le lin. Cette culture a cessé d’être rentable et a été abandonnée. En conséquence, la partie valide de la population est partie à la recherche d’un emploi et d’une vie ailleurs (un processus de migration interne qui existe partout dans le monde, y compris aux États-Unis).
L’auteur oublie de mentionner que la production de lin n’est pas un indicateur agricole majeur dans la Russie d’aujourd’hui, alors que de nombreuses autres cultures sont en plein essor. Le lin sert à produire les jolies serviettes artisanales traditionnelles et les serviettes de table vendues aux touristes débarquant des bateaux, et c’est sa seule utilisation.
Je vais répondre au portrait exagéré de la désintégration de la campagne, dans l’article du Times, en m’appuyant sur mes propres observations, faites il y a un an du pont d’une de ces embarcations qui naviguent dans les canaux et les rivières reliant Saint-Pétersbourg et Moscou. De ce pont et de l’expérience acquise lors des promenades dans ces pittoresques petites villes où nous nous sommes arrêtés, je comprends que le tourisme domestique russe, en plein essor, a attiré les ressources financières vers des centres historiques, telle Uglich. Ils revivent, grâce aux améliorations de l’infrastructure et à la relance du commerce.
Mais les sites touristiques ne sont pas non plus représentatifs du pays en général. Je vais plutôt utiliser deux sources d’information qui, je pense, ont une plus grande pertinence avec ce problème. Le premier, et certainement le plus significatif sur le plan politique, provient d’un couple d’amis de la famille qui depuis près de 50 ans passent leurs étés dans un parc arboré de l’arrière-pays, à 280 kilomètres au sud-est de Saint-Pétersbourg, à proximité du centre industriel régional de Pikalyovo (Leningradskaya Oblast), avec sa gare située sur la ligne reliant la capitale du nord à Vologda.
Avec mes propres yeux
La deuxième source est mon expérience personnelle dans et autour de notre propriété à Orlino, un hameau de 300 habitants dans le district de Gatchina, également l’Oblast de Leningradskaya, mais à 80 kilomètres au sud de Saint-Pétersbourg.
Les maisons autour de Pikalyovo ont toujours été difficiles à atteindre, à cause des très mauvaises routes locales. Il n’y avait pas d’infrastructure commerciale, donc les vacanciers audacieux et déterminés venant ici devaient apporter la plupart des provisions pour leur séjour avec eux. Ils étaient récompensés de leurs efforts par les produits cultivés dans leurs jardins et par la recherche de baies et des si prisés bolets et autres champignons sauvages, dans les forêts environnantes.
Lorsque l’Union soviétique s’est effondrée et que l’économie russe a plongé, dans les années 1990, la région de Pikalyovo a subi le même genre de misère économique et de perte de population que le Times décrit aujourd’hui dans la région de Pskov. Nos amis ont remarqué que les gens normaux partaient et que la concentration d’ivrognes et de voleurs augmentait proportionnellement. Le vol dans l’espace commun est devenu visible lorsque les charognards de métaux ont volé des kilomètres de câbles électriques, pour leur teneur en cuivre, laissant temporairement de larges zones du district sans électricité.
Pikalyovo a attiré l’attention des infos nationales lors de la crise financière de 2008-2009 lorsque ses trois principales entreprises industrielles ont fermé, provoquant une grande misère. La plus connue de ces entreprises, une usine de traitement de l’argile appartenant au conglomérat de l’oligarque Oleg Derispaska, Basic Element, a causé un scandale majeur lorsque la télévision d’État a publié des rapports sur la façon dont l’usine n’avait pas payé ses employés pendant des mois alors que le patron cherchait et obtenait une aide gouvernementale pour le remboursement et le rééchelonnement de ses emprunts faits à l’étranger. Au printemps 2009, il y eut des manifestations de protestation à Pikalyovo qui ont poussé à la fois Dmitry Medvedev et Vladimir Poutine à entrer personnellement dans le conflit pour faire pression sur Deripaska, afin qu’il fasse le bon choix.
Les problèmes économiques du centre régional n’ont rien fait pour améliorer les conditions de vie dans les hameaux voisins, comme celui où nos amis ont leur parcelle. Nos amis ont commencé à réduire leurs visites et ont même sauté un an ou deux. Tout cela semble confirmer l’histoire du journaliste du Times, mais les derniers mots de nos amis Volodia et Tamara changent totalement la donne.
Un renouveau
Il y a quelques semaines, nos amis ont décidé de retourner sur leur propriété pour la préparer à la vente. Ils en avaient assez, pensaient-ils. Cependant, une fois là-bas, ils ont découvert que les choses avaient définitivement changé. Une autoroute fraichement achevée de 35 kilomètres rend son accès maintenant beaucoup plus facile.
Mais, plus important encore, les voisins ont changé, pour le meilleur. Un colonel à la retraite y a déménagé il y a quelques années et a commencé à élever des porcs, des vaches et des poulets, en proposant de la viande, des œufs et des produits laitiers, ce qui a permis de mettre fin au besoin d’apporter ses propres vivres, pour nos amis. Son exemple en a attiré d’autres. De nouveaux et dynamiques colons mettent en pratique la tendance du « retour à la terre », qui est une caractéristique indéniable de la vie sociale russe actuelle. Nos amis ont décidé de ne pas vendre, et de consacrer plus de temps à leur propriété.
En termes légaux, la parcelle de terrain que mon épouse possède dans le hameau d’Orlino (population 300) est classée comme « ferme de subsistance ». Le genre de produits à y cultiver figure même dans le plan annexé au registre cadastral : les 700 mètres carrés où la maison a été construite face à la « rue principale » peuvent être utilisés pour y planter des arbres fruitiers et des légumes. Le terrain de 700 mètres carrés à l’arrière est alloué aux pommes de terre, aux choux et aux cultures similaires.
Dans la langue vernaculaire, cependant, avec la maison en bois à deux étages que nous avons construite ici il y a cinq ans, la propriété est considérée comme une « datcha », une résidence d’été. Près d’un ménage russe sur deux possède une datcha.
Les jeunes pensent aux datchas comme des lieux d’escapades pour le week-end, afin de profiter du barbecue avec les amis et la famille. S’ils sont attachés aux traditions russes, c’est là qu’ils prennent leur banya du samedi, c’est à dire un sauna dans des pièces chauffées par des poêles à bois, et vont ensuite boire une bière avec les amis. Les personnes âgées et les retraités trouvent cela frivole. À leur avis, la datcha n’est pas tellement un endroit pour passer le temps, car il s’agit d’un lieu de travail sincère, de travail de la terre et de communion avec la nature. Certains jeunes adoptent même le travail de culture de leurs propres aliments biologiques, sur leurs propres terres, vivant ainsi sans produits manufacturés industriels, qu’ils soient domestiques ou importés.
Il y a cent ans, Orlino était peuplé principalement de riches commerçants dont les entreprises se trouvaient dans le district. Ils vivaient ici toute l’année dans de grandes maisons, dont certaines ont survécu jusqu’à ce jour. À l’arrière de ces maisons, des étables étaient construites pour y élever du petit bétail. Personne à Orlino n’élève aujourd’hui de poules, de porcs, de chèvres, et encore moins de vaches. Mais ils travaillent la terre avec grand enthousiasme et s’occupent de leurs arbres fruitiers et de leurs arbustes à baies rouges.
La notion d’agriculture de subsistance suggère que les gens sont à la limite de la pauvreté. Mais Orlino n’a jamais été pauvre et, de nos jours, ses résidents ne sont pas indigents. Les personnes âgées dont les pensions sont insuffisantes sont soutenues par leurs enfants ou les familles de leurs neveux / nièces vivant dans les villes du coin, dans la capitale du district de Gatchina à 50 kilomètres, voire à Saint-Pétersbourg. En échange, ces membres de la famille viennent passer quelques jours de vacances, l’été, et profiter du grand lac au bord du hameau, qui est charmant pour la baignade ou la navigation de plaisance lorsque le climat est favorable.
Du bon usage de la terre
La notion d’agriculture de subsistance suggère également un quotidien assez rude. Mais faire un bon usage de la terre n’exclut pas les plaisirs esthétiques, et chaque parcelle de terre dans le hameau est décorée par des parterres de fleurs montrant une grande ingéniosité.
De même, au cours des dernières années, les agriculteurs d’Orlino ont suivi l’exemple de leurs confrères russes et ont investi dans des serres en murs de polycarbonate préformées, qui ressemblent le plus souvent à des cerceaux vus de profil. Ici, ils font pousser des tomates, des concombres et d’autres légumes très prisés qui ne poussent pas bien pendant la courte saison du Nord du pays et dans les conditions climatiques très défavorables qui ont été exceptionnelles cette année en termes de températures basses et de pluies incessantes. Compte tenu du coût de ces serres, l’investissement n’est pas tant justifié au niveau économique qu’au niveau de la fierté d’être autosuffisant et d’avoir la main verte.
L’électricité est la seule ressource dont les résidents d’Orlino sont dépendants. Sinon, chaque ménage a son propre puits, son propre système de fosse septique, son propre poêle à gaz pour la cuisson et sa propre réserve de bûches de bouleau pour le poêle à bois qui est la source de chauffage.
Beaucoup de ménages possèdent une voiture. Les gens les plus récents, de loin les plus prospères, ont souvent des 4*4. C’est un avantage précieux compte tenu de l’état déplorable des routes locales. Une importante minorité dépend du système de bus local pour se déplacer. Il est bon marché, arrive à l’heure et vous permet de passer d’un point A à un point B sans problème. Le hameau a quelques épiceries, de sorte que les vivres sont toujours disponibles à courte distance de marche.
Un centre économique
Pour le luxe, il y a la ville de Siversk, à 10 kilomètres. Peuplée d’environ 10 000 personnes, c’est le centre économique local, avec plusieurs usines, y compris un fabricant de meubles rembourrés de bonne qualité.
Siversk dispose d’une gare ferroviaire avec des connexions toutes les heures pour Gatchina et Saint-Pétersbourg. Il y a aussi plusieurs supermarchés gérés par les principales chaînes nationales de vente au détail, de sorte que vous trouverez exactement le même assortiment de produits qu’à Saint-Pétersbourg ou à Moscou. Et il existe un certain nombre de magasins d’alimentation spécialisés de haute qualité et au moins une boulangerie, de qualité équivalente à ce que vous pourriez trouver à Vienne ou à Francfort
Dans un passé pas si lointain, même les Russes urbains n’avaient pas beaucoup d’intérêt pour les salades ou les poissons. Des cuisses de poulet, des saucisses ou des côtelettes de porc pour le barbecue constituaient les principaux achats. Maintenant, même nos magasins Siversk offrent des salades de laitue mixtes préemballées ou des rucolas provenant des complexes de serres du Grand Saint-Pétersbourg.
Et le principal magasin de poissons offre non seulement des steaks de saumon scandinave, mais aussi plusieurs variétés de poissons délicats provenant du plus grand lac d’eau douce d’Europe, situé à 50 kilomètres à l’est de Saint-Pétersbourg. Encore plus impressionnant est l’assortiment de poissons qui arrivent tous les jours de Murmansk : une excellente plie et un superbe gorbusha, un saumon sauvage généralement considéré comme une variété de l’océan Pacifique, pourtant également disponible dans les eaux du nord et de l’ouest de la Sibérie. Pour ceux qui ont les poches plus garnies, le vendeur de poissons de la petite ville de Siversk propose occasionnellement du sterlet frais, un magnifique représentant de la famille des esturgeons, pesant 1 kg, qui est élevé à Astrakhan, sur la Volga, bien plus au Sud.
Je fais ces remarques sur les achats pour montrer la vie à la campagne russe comme je la vois : une économie animée, une population de plus en plus sophistiquée, aspirant à la bonne vie.
Les couches sociales inférieures
Quand j’ai partagé ces pensées avec mon ami en France, il a rétorqué : qu’en est-il des couches inférieures de la société ? Comment vivent-elles ?
Ma réponse toute prête s’inspire d’une vieille relation de cinq ans avec notre voisin « russe moyen » à Orlino, Serguei. Lorsque nous nous sommes installés ici il y a cinq ans, il a foré notre puits artésien, installé la pompe électrique et toute la plomberie sanitaire dans notre maison. Maintenant, il s’occupe de la maison chaque hiver et surveille la propriété lorsque nous sommes absents, contre une compensation, mais plus par amitié, parce qu’il a d’autres sources de revenus plus lucratives en tant que sous-traitant ou travailleur journalier sur les chantiers de projets locaux. Il y a beaucoup de travail de ce genre maintenant que les champs en jachère d’Orlino se transforment lentement en lotissements résidentiels.
Serguei maîtrise plusieurs corps de métiers du bâtiment. Il conduit également un tracteur. Il est doué en mécanique.
Serguei a environ 55 ans, il est père d’un fils et d’une fille adultes, grand-père de deux petits enfants. Lorsque nous nous sommes rencontrés, il vivait dans un appartement d’une résidence en bois datant de 60 ou 70 ans qui n’était ni confortable ni attrayante. Au cours des trois dernières années, il a réalisé un long rêve et a construit pour lui-même une maison en ciment de deux étages, maintenant revêtue d’un isolant. L’espace intérieur est d’environ 250 mètres carrés. Lorsque vous la croisez de la route, après une rangée de plusieurs autres maisons récentes très importantes, vous la considéreriez comme une maison solide et bourgeoise. À côté de sa maison Serguei a installé une grande serre. Plus loin, c’est un vaste champ de pommes de terre et de légumes splendides qui s’étalent.
Certes, le deuxième étage de la maison de Serguei nécessite encore du travail et lui et sa femme ne vivent actuellement qu’au rez-de-chaussée. En outre, l’investissement de toutes les économies dans la maison a réduit les autres besoins. Lorsque l’ancien pick-up Toyota de Serguei a finalement été dans un état irréparable, il s’est retrouvé sans transport motorisé. Jusqu’à nouvel avis, jusqu’à ce qu’il puisse disposer de l’argent pour un nouveau véhicule, il se déplacera dans la ville à vélo.
Serguei n’est pas naïf. Il se plaint de la corruption locale et des mauvaises routes. Mais dans l’ensemble, il est satisfait de son sort et optimiste quant à l’avenir. Du serrage de ceinture dû aux sanctions occidentales, il prend son parti. Il est résolument patriotique.
Je réalise très bien que les observations tirées de mon expérience personnelle de la campagne russe et de l’expérience d’amis proches sont anecdotiques et ne sont pas statistiquement significatives. Mais tel est le cas des observations du journaliste du New York Times.
La Russie est une vaste terre et vous pouvez y trouver tout ce que vous cherchez. De plus, les statistiques économiques brutes publiées par Rosstat sont optimistes et contredisent complètement la notion de pays en déclin, y compris sa composante rurale.
Gilbert Doctorow
Traduit par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone.