• A Paris, l'errance des familles de migrants à la recherche d'un endroit où dormir

    14/08/19 17h34
    Chaque soir, plusieurs dizaines de familles de réfugiés demeurent sans abri et essaient de survivre dans la rue. Parmi elles, des femmes enceintes et des mères isolées vivent dans l’incertitude et l’angoisse.

    18h00, près de la porte d’Aubervilliers, dans le 19e arrondissement de Paris, nous sommes le 17 juillet. Comme tous les soirs, une dizaine de familles s’installent en face du centre social du quartier Rosa-Parks. L’association Utopia 56 entretient un réseau de contacts solidaires prêts à ouvrir leurs portes pour une ou plusieurs nuits à des familles de réfugiés démunies. Une solution d’urgence pour remédier au manque de prise en charge de ces personnes par la mairie de Paris ou le Samu social.

    Les mamans s’assoient sur les marches en béton, devant un alignement de poussettes. Deux d’entre elles sont enceintes. Elles discutent et surveillent du coin de l’œil leurs enfants qui jouent sur les pavés brûlants. "On est désemparés. On est venus en France pour demander l’asile et être protégés. On se retrouve dehors et sans papiers", expose l’une d’entre elles. "On ne veut plus dormir dehors", poursuit-elle. L’épuisement se lit sur les visages.

     

    Des familles abandonnées à leur sort

    Mme Soulé* s’avance vers nous avec ses deux enfants. Près d’elle, l’aîné a cinq ans. Le nourrisson qu’elle porte dans son dos n’a que huit mois. En France depuis trois ans, les époux Soulé, originaires de Côte d’Ivoire, sont sortis du dispositif de demande d’asile qui les hébergeait le 7 juin dernier au terme d’une interminable attente. "On nous a fait espérer et puis on nous a déboutés", regrette Mme Soulé. Trois longues années d’instruction pour finalement se retrouver à la rue.

    Billie*, une Sénégalaise de 31 ans, s’inquiète pour son enfant : "Mon fils a un mois. On arrive à être hébergé une nuit par ci, une nuit par là. Des fois, je vais dans la salle d’attente d’un hôpital et on me donne un petit lit pour mon fils. Moi, je ne dors pas. Sinon, on dort dans le métro", explique la maman arrivée en France en 2014. Les membres éloignés de sa famille, chez qui elle habitait, ont refusé de continuer à l’héberger quand son enfant est né.

    Nada* enchaîne les nuits dans les couloirs du métro avec son mari et son fils de 6 mois sans trouver d’alternatives. "Je ne comprends pas et je ne sais pas quoi faire. Mon récépissé [de demande d’asile, NDLR] va se périmer demain", se désole-t-elle. La mère est d’autant plus désemparée que sa famille tombe sous le coup de la procédure Dublin qui désigne le premier pays où les empreintes d’un réfugié ont été recueillies comme responsable de sa demande d’asile. Si la police met la main sur cette famille, elle sera transférée en Italie. "Mon petit doit aller à l’école",insiste Nada, désabusée et impuissante.

    Certains parents baissent les bras

    Autour de la porte d’Aubervilliers, entre 1500 et 2000 personnes dorment dehors, selon l’association Utopia 56. La préfecture de Paris assure elle n’en dénombrer que 1200 sur l’ensemble du territoire parisien.

    Jeudi 25 juillet, la chaleur estivale n’épargne pas la capitale. La température atteint un seuil historique et s’approche de 43°. Sur la bordure intérieure du boulevard périphérique, des hommes patientent au milieu des gaz d’échappement sous un soleil de plomb. Ils cherchent l’ombre ou restent allongés sur des bouts de cartons entre les tentes et un amoncellement de bouteilles d’eau vides. Les petits abris de toiles s’alignent en rang serré dans la direction de la porte de la Chapelle. De l’autre côté de la rocade s’étend un campement similaire où règne la même atmosphère lourde et suffocante. Deux univers quasiment symétriques. Trois familles vivent avec leurs enfants sur le premier campement et quatre sur le second. Quelques tentes ont été plantées sur le terre-plein central de la porte d’Aubervilliers. Une famille avec deux enfants occupe l'une d'entre elles. Plus loin, d’autres familles de réfugiés subsistent avec leurs bambins dans des cabanes, érigées sous les arbres en direction de la Porte de la Villette.

    En pleine canicule, au moins une dizaine de familles de migrants sans abri et leurs enfants ont donc rejoint ces camps. En cause, une situation incertaine qui s’éternise. À tel point que certains parents baissent les bras et cessent de demander chaque jour de l’aide aux associations. Ils préfèrent encore s’installer dans des abris de fortune.

    L’incertitude est le quotidien des mamans isolées

    Angela*, 26 ans, est une opposante politique guinéenne qui a fui la répression du président Alpha Condé. Elle doit se débrouiller seule dans les rues de la capitale française avec sa fille de 16 mois que son père a abandonnée. "On est livré à nous-même", résume-t-elle. Ce soir-là, l’association Utopia 56 lui a trouvé un hébergement pour la nuit.

    Angela traverse Paris en poussant péniblement sa fille devant elle. La poussette est remplie. Dans le panier situé sous le siège, quelques couches, deux biberons, un peu de lait et de nourriture. Suspendues au guidon, deux sacoches contiennent les affaires de sa fille. Angela porte les siennes dans son sac à dos. Après un long trajet et une douche, il est 23h quand la mère et sa fille dehors depuis 8h, s'endorment enfin. "Demain, c’est un autre jour", murmure Angela qui tente de savourer le dénouement de la soirée.

    >>Lire aussi : Au Mesnil-Amelot, les associatifs se retirent d’un centre de rétention pour migrants au bord de l’implosion

    Le rituel de l'appel du 115

    Il est 9h le lendemain quand Angela et sa fille doivent quitter le logement. Elle compose fébrilement le 115 qui met l’appel en attente. Un rituel qu’elle renouvelle chaque matin depuis trois mois et demi. Au bout d’une bonne heure, un opérateur décroche. Sa demande est relancée. Angela essaie ensuite de joindre au téléphone les autres mamans dispersées dans la capitale et surtout son amie, Mme Soulé. Direction, l’un des accueils de jour pour familles sans abri de la ville situé à proximité.

    Ouverts aux familles entre 11h et 13h, les accueils de jour offrent aux parents quelques instants de répit dans leur journée et l’occasion de laver un peu de linge. Passé ces deux courtes heures, les familles se rendent dans les parcs parisiens pour supporter les chaudes après-midi d’été. Les enfants s’occupent comme ils peuvent. Angela ne garde que le strict nécessaire et sa fille ne possède ni jouet ni peluche. La perspective de dormir dehors hante les parents toute la journée. À 18h, les époux Soulé, Billie, Nada, Angela et leurs enfants sont de retour au bord du boulevard Mac-Donald, sur les escaliers où ils se sont quittés la veille.

    Un campement pour rendre visible la situation

    En juin, une trentaine de personnes sollicitent chaque jour l’association Utopia 56. Mais depuis le début du mois de juillet, plus de 70 personnes dont une trentaine d’enfants se pressent chaque soir auprès de l’association dans l’espoir d’être hébergées. Le pansement que constituent les associatifs craque. Le 9 juillet, Utopia 56 et des familles de migrants choisissent de poser un campement devant le centre social de Rosa Parks pour rendre visible cette situation et exiger "une réelle proposition de mise à l’abri, totale pérenne et inconditionnelle". En quelques jours, environs 140 personnes rejoignent le campement dont une cinquantaine d’enfants.

    La réaction des pouvoirs publics ne se fait pas attendre. Le jour s’est à peine levé le vendredi 12 juillet quand les fonctionnaires de la préfecture de région et de la mairie interviennent. "Il y avait la police et les gens de la mairie de Paris. Ils nous ont fait monter dans un grand bus", rapporte une maman présente ce jour-là. La majorité des personnes évacuées par les équipes de la mairie sont placées dans des centres d’hébergement situés en banlieue, à Ivry (94), Malakoff (92) et Sarcelles (95).

    "Ils ont trié les gens", s'émeut Angela qui a assisté à la scène. "Certains sont allés dans des centres, mais les irréguliers, les déboutés et les sans-papiers sont allés dans un LIMA", poursuit-elle. "On ne les trie pas. C’est fou d’entendre ça", s’agace le service de communication de la préfecture de Paris interrogé par Les Inrocks. La préfecture explique que les personnes sont orientées selon leur situation administrative.

    "Ils nous ont juste camouflés"

    Douze familles, dont des mères isolées avec leurs enfants, sont prises en charge dans le lieu de mise à l’abri du 14e arrondissement (LIMA 14), une solution mise en place et financée par la mairie de Paris. Mais dès le lundi matin, le dispositif municipal les met à la porte. "On m’a promis un hébergement, mais je n’ai eu que trois jours. Lundi matin, j’étais dehors", se lamente Mme Soulé. Parmi les personnes remises à la rue, treize enfants auraient moins de trois ans d’après l’association Utopia 56 qui les retrouve Porte d’Aubervillier. Ils viennent s’ajouter aux quatre familles qui n’ont pas été prises en charge durant le week-end, trois mères seules et un couple avec des enfants en bas âge.

    "Ils nous ont juste camouflés pour enlever les tentes", lâche Angela, amère. Pour elle, les personnes placées dans le LIMA du 14e arrondissement n’auraient été hébergées que le temps de faire disparaître le campement qui symbolisait la situation qu’elles tentaient de dénoncer. En l’espace d’un week-end, les familles de migrants sont évacuées, séparées puis dispersées. Elles ne seront pas toutes mises à l’abri de façon durable.

    La mairie de Paris et la préfecture se renvoient la patate chaude

    Comment ces trente personnes vulnérables se sont-elles retrouvées à la rue au bout de seulement trois jours ? Interrogée par Les Inrocks, la préfecture assure avoir pris en charge toutes les personnes dont elle est responsable. Restent les femmes enceintes et les mères isolées avec des enfants de moins de trois ans. Selon la préfecture, leur prise en charge incombe à la Mairie de Paris. "Les personnes qui ont été orientées lors de cette opération de mise à l’abri sont des familles migrantes. C’est la compétence de l’Etat et du ministère de l’Intérieur d’accueillir les familles migrantes et de les mettre à l’abri", rétorque Dominique Versini, adjointe à la maire de Paris chargée de la solidarité, de la lutte contre l'exclusion, de l’accueil des réfugiés et de la protection de l'enfance.

    Que dit réellement la loi ? Les articles L. 345-2 et L. 345-2-2 du code de l’action sociale et des familles (CASF) stipulent qu’il appartient à l’État de mettre en œuvre le droit à l’hébergement d’urgence de toute personne sans abri. Mais l’article L. 222-5 du CASF stipule que l'aide sociale à l'enfance (ASE), qui dépend du département, prend en charge "les femmes enceintes et les mères isolées avec leurs enfants de moins de trois ans". II appartient donc à la Mairie de Paris, en tant que conseil départemental, de prendre en charge une partie de ces familles. Ce qu’elle n’a pas fait. Sur les trois mères isolées avec des enfants de moins de trois ans, une seule a été placée à l’hôtel à l’issue de son séjour au LIMA. Les deux autres ont été remises dehors avec leurs quatre enfants et contraintes d’appeler le 115.

    >>Lire aussi : Un "Bal des migrant.e.s" pour faire danser ensemble Franciliens et sans-papiers

    Et pour les autres familles constituées de couples ? Le 13 juillet 2016, le Conseil d’État avait souhaité clarifier la répartition des compétences en termes d’hébergement d’urgence entre l’État et les départements. En cas de carence de l’État, le département peut loger un enfant et sa famille grâce à une aide financière prévue dans le cadre la protection de l’enfance. Le département de Paris avait donc juridiquement la possibilité de prendre en charge toutes les familles présentes dans le LIMA en attendant que l’État prenne le relais - ce qui n'a pas été fait.

    Plus d’un mois après l’évacuation du campement, Angela n’a toujours pas été prise en charge. "On nous a dit qu’elle ne s’était jamais présentée au rendez-vous qui lui avait été donné à l’accueil de jour de Bonne Nouvelle", finit par répondre la Mairie de Paris après de nombreuses sollicitations. Angela dit pour sa part ne jamais avoir été informée d’un tel rendez-vous. Sa fille de 16 mois est tombée malade et ses appels renouvelés chaque jour au 115 restent son seul moyen de sortir de cette situation dramatique.


  • 18 Août 2019

    Publié par El Diablo

    image d'illustration

    Le projet de loi concernant l’accord commercial entre l’UE et le Canada, dit CETA vient d’être ratifié cette semaine à l’Assemblée. Il était entré en vigueur suite à sa ratification par le parlement européen, de manière provisoire en février 2017. A l’heure actuelle, seuls 13 pays sur 28 l’ont voté, les gouvernements font face à une forte levée de boucliers.


    Le patronat français n’a pas attendu des accords comme le CETA pour s’enrichir sur le dos de millions de travailleurs et au détriment de toute considération écologique, sociale et sanitaire, si le CETA fait peser des menaces concernant la santé publique, il dessaisit surtout de leur souveraineté les Etats, un nouveau droit leurs sera imposé :

     

    - Le CETA vise essentiellement à imposer des normes qui seront décidées pour et par les entreprises multinationales, il démantèlera les normes protectrices que pouvaient prendre sous la pression des luttes un certain nombre d’Etats pour protéger leur population en matière de pollution.

     

    LIRE LA SUITE:


  • Le jugement historique à porter sur Staline : Annie Lacroix-Riz répond au biographe trotskiste, Jean Jacques Marie

    1 Août 2019 , Rédigé par Réveil CommunistePublié dans #Front historique#Qu'est-ce que la "gauche"#Théorie immédiate#Russie#Ukraine

    Un des articles les plus consultés du blog RC

     

    Lettre diffusée par l'auteur (ALR) , au moment de sa rédaction. Elle comporte trois parties : la réfutation des clichés colportés par J.J.Marie sur la personnalité monstrueuse prétée à Staline, le dossier d'archive sur les compromission du trotskisme pendant l'occupation, et une mise au point sur la famine ukrainienne de 1932.

     

    Le Pecq, le 8 décembre 2007

    Annie LACROIX-RIZ

    Jean-Jacques MARIE

    Cher collègue,

    Vous me permettrez de préciser les inexactitudes et malhonnêtetés de votre article, tout en répondant aux arguments qu’avance votre courrier. Je ne vous reproche pas un modeste article de synthèse (et ne parle pas ici de votre « Staline paru chez Fayard » ou de votre « Trotsky paru chez Payot » dont on pourrait examiner le cas par ailleurs). Je fais allusion au brûlot paru dans l’Express des 20-26 septembre 2007 assimilant Staline à « Caligula [qui] symbolise la cruauté, la dissimulation, la mégalomanie, le bluff, le mépris des hommes, tous traits applicables à Staline. » Curieux choix. Vous prenez au pied de la lettre les auteurs latins (à commencer par cette commère de Suétone) dont on sait que, issus des milieux privilégiés, ils ont haï les empereurs qui montraient quelque combativité contre les prébendes des sénateurs. Caligula les traitait en effet fort mal mais, comme lui, j’ai plus de sympathie pour un cheval que pour un sénateur romain. Je n’avais pas songé à cette comparaison entre historiens contemporains « dominants » et chroniqueurs latins avocats d’une impitoyable société de classe, mais elle est riche d’enseignements.

    Comme tous les collègues français ou presque, vous partez du principe que Staline a tué femmes, enfants et vieillards, sans parler des hommes valides, grâce à une réglementation, par lui élaborée, aussi idiote que féroce et qu’il aurait légitimée par des complots imaginaires. Ce qui vous donne l’occasion de brocarder « le mauvais roman des Sayers et Kahn ». Ce n'est pas parce que le regretté Vidal-Naquet, qui ne redoutait rien tant, et de longue date, que de passer pour « compagnon de route » du communisme, a donné sa caution à cette thèse – fort étrangère à son champ de spécialité – qu’elle est fondée. L'ouvrage en question, The great conspiracy against Russia, New York, Boni & Gaer, 1946, préfacé par le soviétophile sénateur Claude Pepper (un des deux seuls ambassadeurs « progressistes », avec Davies, nommés par Roosevelt), établit en effet que la Russie soviétique a fait l'objet depuis sa naissance d’un complot permanent des puissances impérialistes, acharnées à faire disparaître cet insupportable modèle socio-économique et politique.

    Le travail de Sayers et Kahn appartient certes à la catégorie de « l’histoire immédiate », mais ses « notes bibliographiques » souffrent la comparaison avec « l’absence de références » de votre « court article de magazine », et quel magazine! Je vous renvoie à ces notes, précisées pour chaque chapitre p. 140-147 de cette édition de 1946 : elles incluent des ouvrages « officiels » soviétiques, d'autres, non soviétiques, assurément anti-trotskistes, mais documentés, ainsi que d’abondantes sources occidentales de renseignements, des archives étatiques publiées, tels les Foreign Relations of the United States, les papiers Lansing, le compte rendu sténographique des procès depuis le début des années trente, etc. J’ai consulté moi-même ce type de matériau au Quai d'Orsay (comptes rendus bruts et commentaires diplomatiques). Le document brut des séances est instructif, parce que, torturés ou pas, les inculpés fournirent des détails précis sur leurs tractations avec l’étranger qu’aucun tortionnaire, si habile fût-il, n’aurait pu leur inspirer, comme je l’ai fait remarquer naguère à propos des procès qui eurent lieu dans les démocraties populaires de l’Est européen, pendant la Guerre froide, contre de hauts clercs stylés et mandatés par le Vatican (Le Vatican, l'Europe et le Reich de la Première Guerre mondiale à la Guerre froide (1914-1955), Paris, Armand Colin, 1996, 540 p., réédité en 2007, chapitre 11; sur l’appréciation desdits complots par une historiographie plus récente, cf. infra).

    En outre, l’ouverture des archives internationales (soviétiques comprises, mais je travaille moi-même sur les occidentales, cf. infra) ne ridiculise pas, mais étaie la thèse de Sayers et Kahn du complot international, comme l’excellent ouvrage, traduit en français, d’Arno Mayer, Les Furies, terreur, vengeance et violence, 1789, 1917, Fayard, Paris, 2002. « L'ambassadeur d'un pays capitaliste devient fiable dès lors qu'il répète la propagande officielle, m’écrivez-vous. Pour répéter ainsi le mauvais roman des Sayers et Kahn, il faut tout ignorer du dossier Toukhatchevski à Moscou et même de la déclaration du collège militaire de la Cour Suprême de l'URSS de 1957 sur le procès des militaires qui en citait quelques extraits, documents autrement sérieux qu'une correspondance de diplomates étrangers. » J’ai consacré au « dossier Toukhatchevski » des mois de recherche indépendante dans les archives diplomatiques (françaises, américaines, britanniques, allemandes, récemment italiennes)   et militaires françaises (Service historique de l'armée de terre, incluant des fonds spécifiques sur le procès Toukhatchevski) : leur concordance est formelle sur les tractations entre Toukhatchevski (et quelques-uns de ses pairs) et l’État-major de la Wehrmacht, impliquant cession de l’Ukraine contre renversement du pouvoir soviétique.

    Ces sources d'origine très diverse excluent toute erreur et balaient les a posteriori de « la déclaration du collège militaire de la Cour Suprême de l'URSS de 1957 sur le procès des militaires ». Vous vous en contentez parce qu’elle cite « quelques extraits » favorables à la thèse de la réhabilitation de Toukhatchevski, que les dirigeants soviétiques prononcèrent en effet. Le père de Nicolas Werth, l’excellent journaliste britannique Alexander Werth qui, à la différence de son fils, aimait beaucoup l’URSS et ne haïssait pas son chef, souligna dès 1964 les périls d’une réécriture de l’histoire soviétique systématiquement antistalinienne. Il conclut à de sérieuses manipulations « khrouchtchéviennes », en confrontant à des récits d’après mars 1953 nombre de réalités politiques et événements que, ayant passé la période de guerre en URSS, il connaissait personnellement (La Russie en guerre, Paris, Stock, 1964, p. 19-20). Un document de 1957, favorable à Toukhatchevski, vous suffit à établir son innocence. Au nom de quel impératif méthodologique? En revanche, mes courriers diplomatiques, qui vous déplaisent, ne seraient pas des archives : votre remarque « Beau document d'archives puisqu'il est archivé! » relève du chef-d'œuvre de mauvaise foi. Vous me permettrez de prétendre, cher collègue, savoir aussi bien que vous ce qu’est une archive. Il n'est que de me lire pour le constater.

    Je vous remercie donc de lire mon « ouvrage Le choix de la défaite » que vous n'avez « pas lu », notamment ses p. 389-407 (surtout 393-398). Moi, je vous parle de votre article, et je l’ai lu. Vous déduisez du « titre », qui vous déplaît, certes, mais que j’ai scrupuleusement et précisément choisi, que je recours aux « mêmes fables grossières » dont j’aurais usé « dans la lettre à Celia Hart en ignorant les documents soviétiques eux-mêmes. » Parlons-en. Lorsque j’ai répondu aux énormes sottises de Mme Hart, j’ai fourni à mes interlocuteurs les sources de documents établissant la complicité formelle, de 1935 à 1946, entre trotskistes, Trotsky en tête, et élites des puissances les plus résolues à en finir avec l’expérience soviétique (qu’on taxe cette ligne d’anti-stalinisme ne change rien à l’affaire). J’ai notamment envoyé à mon ami (trotskiste) Pedro Carrasquedo, le 22 octobre 2004, les références qui suivent, puisque, travaillant aux Archives nationales, il se proposait de les examiner pour « arbitrer », après le délai nécessaire à l’examen, entre mes accusations graves et les cris d’indignation de divers groupements trotskistes. C’est ce que vous appelez ignorance des « documents soviétiques eux-mêmes ». Pedro, que j’ai relancé dans les semaines qui ont suivi son engagement, n’a à la présente date toujours pas usé de son arbitrage et ne m’a plus reparlé du dossier après avoir différé sa remise d'avis.

    Vous conviendrez aisément, puisque vous considérez toujours comme nulles et non avenues les accusations soviétiques de complot ou de complicité de ressortissants soviétiques avec des pays hostiles, que, pour établir les liens éventuels avec l’étranger, les sources diplomatiques et policières, notamment occidentales, sont indispensables. Je vous remercie de vérifier les sources que j’ai fournies, qui ne laissent aucun doute sur l’utilisation des trotskistes contre les communistes par les Allemands hitlériens avant et pendant l'Occupation puis par les Américains supposés démocrates. Je conçois que le dossier vous soit désagréable, mais je ne l’ai pas « forgé » (je vous adresse l’original in extenso du texte envoyé à Pedro, qui pourra confirmer mes dires, raison pour laquelle je lui communique notre échange).

    Sur Knochen et Boemelburg, voir Le choix de la défaite et Industriels et banquiers français sous l’Occupation : la collaboration économique avec le Reich et Vichy, Paris, Armand Colin, 1999, réédité en 2007, et surtout le prochain, De Munich à Vichy : la mort annoncée de la Troisième République, à paraître en 2008 chez le même éditeur.

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    « PIECES INDIQUEES A PEDRO CARRASQUEDO SUR TROTSKI ET LES TROTSKISTES

    Le Pecq, 22 octobre 2004

     

    Remarques sur les pièces déjà indiquées, sur lesquelles nous pourrons discuter (j’en ai annoté une quantité considérable), et sur d’autres

    3W, vol. 358, interrogatoire d’Allemands, AN,

    Le dossier 4, Knochen, direction générale de la sûreté nationale direction des RG, janvier 47, révèle une filière d’utilisation d’« agents » trotskistes contre le PCF et sa propagande pro-soviétique :

    Lutte contre le communisme, œuvre de Boemelburg, notamment très efficace utilisation de propagande trotskiste par agent Barbe ou Barbet, sur radios clandestines installées « consistait à critiquer l’évolution du communisme russe et plus particulièrement de Staline en soulignant qu’il s’éloignait de plus en plus des doctrines initiales de Marx et de Lénine », pour « dissocier les diverses organisations communistes en jetant le trouble dans les esprits », 104, et « d’autres collaborateurs français pour ces émissions mais je ne connais pas leur nom »; et usage d’autres comme le Tchèque Rado, « ex-officier des Brigades internationales », et deux autres agents Tchèques; et Boemelburg « avait d’excellents contacts avec des fonctionnaires de la police spéciale française et, notamment, Deitmar ((sic) Detmar d'après Berlière), Baillet et Rotte ((sic) pour Rottée).

    (cet interrogatoire suggère qu’il a bien existé des « retournements » d’anciens des Brigades internationales, ce qui relève d’impératifs policiers élémentaires, et ce qui suit dans les dossiers F7 sur des financements réguliers depuis le milieu des années trente rend vraisemblable l’existence d’un noyau acquis aux Allemands depuis lors).

    Europe URSS 1918-1940, vol. 988, relations Allemagne-URSS, novembre 33-décembre 39, MAE

    Lettre 881 François-Poncet au ministre des Affaires étrangères, Berlin, 9 juin 37, 43-48, 6 p.

    Et surtout, fondamental, Lettre 306 de Robert Coulondre au ministre des Affaires étrangères, Moscou, 15 décembre 37, 50-7, 8 p.

    7 N 3123, URSS, rapports des attachés militaires, 1937-1940 (colonel, jusqu’en février 39, puis général Palasse), SHAT,

    essentiel, tout voir sur 1937 et 1938, notamment tous comptes rendus mensuels et pièces des procès, dont interrogatoires, plus que troublants sur la situation depuis 1934-1936, vu leur recoupement avec d’autres éléments de la documentation, notamment sur l’Ukraine. La chronologie donne la preuve que ce sont les dénonciations des premiers inculpés qui fournissent les éléments nécessaires à l’enquête sur les généraux, et non une initiative préalable des dirigeants soviétiques ou de Staline pour tordre le cou à leurs (ses) rivaux.

    Insistance sur le caractère catastrophique, vis à vis de l’étranger et de la politique de « sécurité collective », de ces procès, que l’URSS n’a pas voulus : sa politique extérieure est trop décisive dans la période pour justifier une initiative « intérieure » par ailleurs destructrice de la politique Litvinov.

    Lis tout, et soigneusement (même si les inculpés ont été torturés, ils n’ont pu inventer sur ordre du GPu les révélations faites, et que le renseignement militaire de diverses capitales corrobore dans les mois suivant le « procès des généraux » et les exécutions de juin 1937 (compare avec les procès d’après Deuxième Guerre mondiale contre les clercs dans les pays d’Europe orientale, chapitre 11 du Vatican)

    7 N 3150, URSS, rapports des attachés militaires, armée et politique, procès Toukhatchevski, épurations, SHAT

    Tout voir, j’en ai 16 p. Ce dossier me semble irréfutable. Il est extrêmement surprenant que les excellents Haslam et Carley n’y aient pas mis les pieds. Carley a consulté les fonds du SHAT (cf. mon complément bibliographique de l’agrégation, que je te joins).

    Je te laisse voir et on commente ensemble.

    F 7, 13429, 1932, AN

    Note A.V. 5 1552 sur « La collusion germano-soviétique », Paris, 4 février 32, dactylographié, 9 p. [plus précisément, note sur « les tractations entre l’État-major de la Reichswehr et l’État-major de l’Armée rouge qui ont eu lieu depuis 1922. », transmise parole ettre 1634 Ministre de l'Intérieur (direction de la Sûreté générale) au Président du Conseil ministre des Affaires étrangères, Paris, 5 février 32, dactylographié, 1 p., in URSS 1918-1940, vol. 1268, politique étrangère, 1930-1940, MAE]

    sur la collaboration militaire germano-soviétique depuis Rapallo, [cf. aussi 1/4208, (P.P.), « D'un correspondant », Paris, 1er mai 31, dactylographié, 7 p., annoté presque in extenso, F 7, 13428, 1931]

    Sur l’intimité entre certains généraux, dont Toukhatchevski, et la Reichswehr depuis la collaboration militaire des années vingt (Kork, etc., déjà soupçonnés dans les années vingt, et sauvés du poteau d’exécution par l’intervention de la Reichswehr)

    F 7, 13431, juillet-décembre 1933 (3 documents de 1934 et 35 à la fin), AN

    Ce volume établit l’existence de liens entre Pierre Naville et des agents hitlériens (ferait désordre, au colloque, imminent, si je ne m’abuse, sur Pierre Naville). Tu devrais, avec tes moyens, obtenir davantage de renseignements.

    Bordereau d'envoi plusieurs courriers août-septembre envoyés par Contrôleur général Strasbourg au directeur de la Sûreté générale, Services de Police administrative, 28 septembre 33, paginé 320

    Sur l’Allemand Pfeiffer, et groupement trotskiste, correspondance signée Ervin Bauer, mais au nom de Pierre Naville, 11, rue Manin, 19e.

    Toujours documentation novembre sur Ervin Bauen et son courrier à Pierre Naville, avec renseignements novembre 33 (sic), paginé 566 (transmis à Contrôleur général … Alsace-Lorraine, lettre 10409, 15 novembre 33) sur le 2e

    LA LUTTE CONTRE LA « DÉFENSE NATIONALE » NE RELÈVE PAS D’UNE TACTIQUE EXCLUSIVE D’EXTRÊME GAUCHE

    F7, vol. 12960, 1e bobine, 1935, juillet-12 août 1935, 443 p., dossier dit des « notes Jean », AN

    Promiscuités anticommunistes attestées entre des éléments trotskistes, cités, et Doriot (acheté pour sa part de longue date par les patrons, Laval et les Allemands), cf. P.P., 26 juillet 1935, 294-5, P.P. 2 août 25, 373-4 (sauf à faire preuve de naïveté politique, il faut expliquer politiquement la protection active de Doriot auxdits éléments)

    F7, vol.15284, divers partis,

    Dossier Parti communiste internationaliste (P.C.I)

    plusieurs courriers de 1945 et 1946 des RG, sur le financement américain de la 4e internationale, notamment sur Pierre Naville, précis (j’en ai annoté cinq, sans préciser sur mes notes si ce sont les seuls du dossier, je ne m’en souviens donc plus)

    (renseignements parfaitement compatibles avec le rôle anticommuniste joué aux États-Unis par le courant trotskiste contre le mouvement communiste, notamment dans le domaine syndical)

    F7, VOL. 12961, 1E BOBINE, 1935, MARS-JUILLET 1936

    C.  2976, Paris, 24 mars 36, 16

    Rôle, notamment financier, des Allemands dans la réorganisation trotskiste en France

    V.P. 6, Paris, 10 avril 36, 156-8, le choix des thèmes de propagande

    Et plusieurs courriers, que je n’ai pas annotés, vois le volume. »

    ___________________________________________________________________

    « Sur la famine en Ukraine, de 1932-1933 », distinguons entre deux domaines : n’étant pas spécialiste de l’histoire sociale russe ou soviétique et ne lisant pas le russe, je n’ai abordé la question que dans la mesure où les énormités publiées sur « la famine en Ukraine » me paraissaient antagoniques avec « la correspondance de certaines ambassades occidentales », correspondance abondante et convergente. Cette affaire ukrainienne était pour moi suspecte, les courriers de 1933 regorgeant d’indications précises sur une « campagne allemande » relative à l’Ukraine et liée au plan de sa conquête. Sur le détail de l’histoire sociale, je me suis donc appuyée sur les multiples travaux étrangers parus ces dernières années, tous fondés sur les archives soviétiques. J’y ai trouvé confirmation de ce qu’établissait la correspondance diplomatique « occidentale » (pas italienne ni allemande) : la thèse génocidaire est absurde et « la famine en Ukraine », d'une part n'est pas spécifiquement ukrainienne (vous ne le prétendez heureusement pas), d'autre part est incommensurable avec celle des années vingt.

    J’affirme pour ma part, documents diplomatiques divers à l'appui, que « la famine en Ukraine » fut considérablement gonflée par une campagne de presse inscrite dans le projet de conquête allemande. Ce tapage, qui faisait ricaner les diplomates, si antisoviétiques fussent-ils (tel François-Poncet), associa étroitement le Reich, la Pologne (à laquelle Berlin fit croire qu’il y aurait un morceau d’Ukraine pour elle, comme il lui promit, du dépeçage de la Tchécoslovaquie auquel elle participerait, le « pourboire » de Teschen – pour moins d’un an) et le Vatican, laquais du Reich – pour ne citer que les auxiliaires les plus importants, puisque tous les féaux de l’Allemagne s’alignèrent. C’est évidemment cette campagne que j’ai rencontrée d'abord, dans les sources diplomatiques.

    Les travaux d’histoire sociale que j’ai lus ensuite ont confirmé ce qui ressortait des séries économiques et sociales des fonds URSS du Quai d'Orsay, à savoir que l’épisode devait beaucoup aux pratiques de rétention des paysans privilégiés (ou relativement privilégiés, mais ulcérés par la collectivisation). Ces travaux ignorent complètement les opérations germano-ukrainiennes en cours ou, comme vous, sans les connaître, les imputent aux forgeries intéressées de Staline. Notez cependant que le Reich finance le mouvement autonomiste ukrainien depuis la fin du 19e siècle, comme il appert clairement des volumes Allemagne de la « Nouvelle série 1897-1918 » du Quai d'Orsay). Restons sur le seul terrain socio-économique. Des trotskistes dont le chef théoricien n’a pas toujours récusé la collectivisation la trouvent criminelle quand c’est un Staline qui la réalise? « 1929-1930. Lance la collectivisation forcée ». Ah bon, parce que la contradiction entre les propriétaires bénéficiaires de la NEP et les paysans sans terre, d'une part, et la modernisation du pays, d'autre part, est une dimension étrangère à votre courant de pensée? « et instaure le goulag » (article, p. 40) : sur cette énormité, je vous renvoie à l’historique présenté par Mayer de la prison et du camp de travail dans l’histoire russe puis soviétique.

    Vous constaterez à la lecture de la dernière version de ma présentation critique de « la famine en Ukraine » (qui figure sur mon site), jointe au courrier électronique par lequel je vous adresse la présente lettre, que je ne suis pas l’ignorante que vous croyez sur l’histoire sociale de l’URSS. Je maintiens toute mon argumentation sur le scandale du chiffrage des morts de « la famine en Ukraine » et ailleurs, chiffrage que vous-même, dans votre article (p. 40, « en Ukraine (4 millions de morts) et au Kazakhstan (1,8 million) » et maints collègues avez repris à la « source » statistique d’Alain Blum, consistant à regrouper une décennie de mortalité sur l’an 1933 (et pourquoi 4 en Ukraine?).

    Vous m’avez sidérée par la remarque que, « en 1932-33 aucun photographe n'a pu mettre les pieds dans la région touchée par la famine et bouclée par l'armée et les troupes spéciales du Guépéou. » Il existerait donc un exemple historique qu’une interdiction officielle de photographier ait empêché la prise clandestine de photos? Manquons-nous de photographies clandestines sur « la destruction des juifs d’Europe »? L’URSS était, quoique vous en pensiez, truffée, surtout en Ukraine, d’agents divers, surtout allemands et polonais, très souvent déguisés en clercs, et chargés de renseignement militaire (je vous renvoie à cet égard à mon ouvrage Le Vatican, l'Europe et le Reich, explicite et documenté). Le début de la décennie trente a correspondu à leur effectif maximal dans ce malheureux pays. Ils ont accumulé les plans d’installations militaires (j’en conte tel épisode « vatican ») mais ils n’auraient pas fait de photos? C’est une thèse absolument irrecevable. Et, comme il n’existe pas de photos de « 1932-33 », vous trouvez naturel qu’on les remplace par celle de la famine de 1920-1921? Vous devriez consulter l’ouvrage du photographe-historien Tottle Douglas, Fraud, Famine and Fascism. The Ukrainian Genocide Myth from Hitler to Harvard, Toronto, Progress Book, 1987.

    Vous dites pouvoir « sans aucun problème […] mettre une ou plusieurs […] sources archivistiques soviétiques et russes, de première main […] en face de chacune de [vos] affirmations ». Je vous remercie donc de me préciser à quelles sources « de première main » contemporaines des faits (et non postérieures à la mort de Staline si elles ne sont pas contrôlables par des sources « de première main ») vous avez puisé vos développements « psychologisants » sur cet homme fourbe, sadique, cruel, rompu à « la méfiance et la dissimulation » par sa formation au séminaire de Tiflis (article, p. 41); sur le lien entre le jugement de Soukhanov sur Staline « tache grise » et la « balle dans la nuque » dont il mourra « plus tard », ce nul étant « rancunier ». La « société » soviétique aurait été « affamée » (sur quelles études économiques vous appuyez-vous?, les archives que je fréquente depuis des décennies établissent plutôt les progrès dans l’alimentation de la population entre 1917 et 1941). D’où tenez-vous que « la terreur » relevait de la seule malignité de Staline? Car selon vous, l’Allemagne ne s’occupait pas de l’URSS, pas plus que de l’Ukraine : d'ailleurs, quand la Wehrmacht est entrée en URSS, le Reich n’avait jamais rien fait ni tenté contre l’URSS, pas stipendié ses adversaires – pas plus que dans le reste de l’Europe occupée d'ailleurs. Allez donc lire ce que pensait le père de Nicolas Werth de la Gleichshaltung de la France de 1938. Paris et Londres ne s’étaient non plus jamais occupés des Soviets, ni Washington, ni Rome-Saint-Siège. La Cinquième Colonne, terme inventé par les franquistes pour qualifier leurs œuvres dans le camp républicain espagnol, serait une invention stalinienne. C’est comme la Révolution française : l’aristocratie européenne a tranquillement attendu qu’elle « mangeât ses enfants », en lui consacrant à peine un regard. Vous rejoignez l’historiographie la plus réactionnaire, Furet et ses héritiers, qui a actuellement envahi le champ de la Révolution française et clame partout que les révolutionnaires ont, sinon totalement inventé, du moins instrumentalisé le péril contre-révolutionnaire (voir les travaux de Jean-Clément Martin, dont la nomination a sonné le glas de l’influence marxiste – stalinienne? – sur cette historiographie, si solide depuis Mathiez).

    Je conteste formellement votre thèse, celle de l’historiographie dominante française, de la fabrication des complots. L’historiographie « révisionniste » américaine ou britannique fournit depuis des décennies des travaux documentés par des sources étatiques « de première main » sur lesdits complots. Votre citation du seul « mauvais roman des Sayers et Kahn » date singulièrement, tant ce champ de recherche a été confirmé et rénové dans les dernières décennies. Arno Mayer recense un certain nombre des travaux correspondants. Roberts aussi, dont vous réduisez les ouvrages (j’en ai cité un, mais il y en a d’autres) à des « études britanniques qui […] utilisent des fragments […] de documents d'archives accessibles » (assurément, vous n’avez jamais lu Roberts). J’en cite également beaucoup, notamment dans la recension du dernier livre de Roberts (qui figure sur mon site), et je trouve depuis plus de 35 ans traces diplomatiques, militaires et policières avérées par leur abondance et leur concordance de ces complots « occidentaux ».

    Admettons que Staline aurait « tenu » des militants par la connaissance de leurs faiblesses. En quoi la chose signale-t-elle son indignité? Trotskiste, et par définition « militant révolutionnaire » ou « ouvrier », vous connaissez la fonction des responsables des « biographies » des militants et la règle établie par l’Internationale communiste à ce sujet (qui n’avait pas scandalisé Trotski à son époque bolchevique, à ma connaissance). Elle n’établit pas la vilenie des communistes, mais la simple conscience que le camp d’en face pouvait introduire des « moutons noirs » dans le leur. Complot imaginaire? J’ai consulté dans le volume F7 13427, Allemagne, renseignements 1929-30 (Archives nationales) les « listes noires du PC allemand » que détenait la police française (et comment donc? Par quelle curieuse voie?). Elles comportaient « deux parties » : 1° « espions, provocateurs et traîtres », 2° « Escrocs, chevaliers d’industrie et nuisibles au parti ». La confrontation de ces listes avec des sources directes légitime ces précautions communistes de « flicage », qui ne faisaient que répondre à l’adversaire. La pression étrangère en URSS, réelle, non imaginaire, et l’achat de militants par l’adversaire (dont vous auriez une idée précise en lisant mon Choix de la défaite, et bien d’autres avant moi ont traité du cas de Doriot) ont évidemment enraciné ces pratiques. Elles vous choquent? Pas moi, qui suis habituée aux archives policières, donc à la traque des révolutionnaires et à la corruption de militants las de la dure action de classe, piégés pour un motif ou un autre, tentés par une vie plus facile, etc.; qu’elles attestent. Je comprendrais, même si je n’avais pas de sympathie politique précise, que les révolutionnaires aient tenté de se prémunir contre le flicage et la corruption éventuels des leurs. Ils avaient en effet fort à faire. L’épisode des fonds inépuisables de l’UIMM ne surprend que ceux qui ne travaillent pas sur les fonds des services spécialisés de la police, seule sources sérieuses sur ces pratiques.

    En revanche, quelles sont vos sources sur la tenue en laisse de Thorez et d’Ernst Thälmann, par Staline qui « aim[ait] les taches »? Prétexte à imputer à Staline seul la ligne « de combattre en priorité les socialistes, jugés plus dangereux que les nazis » (article, p. 42). Il faut résolument ignorer l’histoire allemande, et le rôle réel du SPD de soutien actif aux forces de réaction avant, pendant et après la Première Guerre mondiale, pour attribuer le conflit SPD-KPD aux caprices de Staline. Vous n’allez pas dans votre article jusqu'à mentionner la thèse de Margaret Buber-Neumann, selon laquelle cette canaille de Staline aurait livré à Hitler les militants du KPD. Merci de me dire si des archives soviétiques ont confirmé la thèse de cette ex-communiste que l’Occident a sacralisée autant que Kravchenko (franche canaille   selon les fonds du Quai d'Orsay, formels : correspondance de janvier 1948, Europe URSS 1944-1948 vol. 45, relations avec les Anglo-Saxons, janvier-mai 1948, MAE   qui a d'ailleurs usé de son témoignage au procès de 1949). Je n’ai en des décennies jamais rien trouvé sur ce point, mais vous suggérez que Staline obtint par le pacte germano-soviétique la capacité de libérer des griffes hitlériennes certains militants communistes ou d’y maintenir les autres, tel Ernst Thälmann qui, « emprisonné par la Gestapo, […] ne sert plus à rien. Staline le laissera pourrir en prison. » (article, p. 42). Il aurait donc eu le pouvoir de l’en sortir.

    Je n’ai pas lu « les lettres envoyées par Thälmann à Staline et Molotov par l'intermédiaire de sa femme Rosa », mais j’ai consulté des sources m’autorisant à mettre en doute vos affirmations. Je mentionne en passant votre présentation, peu originale en France, du pacte germano-soviétique – une des horreurs que vous imputez à Staline (article, p. 40), dont je présente les origines, depuis 1932-1933, dans Le choix de la défaite. Ce fut une simple précaution, de l’avis du grand antibolchevique Churchill, prévue depuis 1933 par les diplomates et attachés militaires « occidentaux » au cas où l’URSS n’obtiendrait pas une alliance tripartite comme celle de 1914. Cette thèse, confirmée par les sources et la bibliographie que vous ignorez, interdit à tout historien à la fois documenté et honnête de transformer l’URSS et le Reich en alliés du 23 août 1939 au 22 juin 1941. J’affirme, comme Roberts et Carley, qu’ils ne le furent point. Et j’accorde crédit à un document figurant dans le volume 36 de la série URSS Europe 1944-1949 du ministère des Affaires étrangères, Allemagne-URSS octobre 1944-octobre 1947, établissant que seuls les hitlériens avaient pouvoir sur Ernst Thälmann, et aucunement Staline. Selon cette note de renseignement (sans date, classée dans de la correspondance de novembre 1944, « Expérience russe Heinrich Himmler »), était considérée, le 15 février 1945 (date manuscrite) comme « vraisemblable » par la direction Europe du Quai d'Orsay, Himmler tenta depuis la fin 1943 d’utiliser Thälmann comme intermédiaire dans une tentative de « paix séparée germano-russe » (divers détails sont fournis sur ses conditions). La pression dura, mais le dirigeant communiste ne voulut rien savoir. Himmler décida donc, au bout de plusieurs mois de « supprimer les témoins gênants de cette “expérience”. Thälmann fut assassiné par la Gestapo [en août 1944] sur l’ordre de Himmler et pour donner le change, on exécuta avec lui quelques autres détenus politiques. Officiellement, le gouvernement du Reich annonça que le camp de concentration où se passa le drame [Buchenwald] avait été atteint par des bombes ennemies au cours d’un raid aérien. Les deux hommes de confiance de Himmler furent impliqués dans l’affaire du complot contre Hitler et exécutés. » Qu'est-ce que Staline a à voir avec le sort d’Ernst Thälmann après mars 1933?

    Sur Staline pendant la guerre, vous répétez tous les poncifs sur le pleutre terrifié, méfiant envers un Sorge habitué des bordels, « paralys[é] » par le 22 juin 1941; manque à peine la thèse de la pure et simple surprise, Staline étant pris « à la gorge » par l’invasion; « piètre chef de guerre » seulement « soucieux […] de dresser les généraux les uns contre les autres », hurlant au faux complot pour expliquer « la débâcle » dont il est seul responsable (article p. 45). Vous gagneriez à lire Roberts, qui, avec ses sources (pas des bribes) et son immense bibliographie, vous dément en tous points. De quelles sources directes tenez-vous 1° le discours de Staline au « chef de la Tcheka » sur les délices du « choix de la victime » et de l’assouvissement de la vengeance? (article, p. 45-46), 2° l’épisode suivant, exemple concret présumé de la passion de Staline pour le rôle du chat écrasant la souris (p. 46). Vous servez au lecteur la thèse de l’antisémite (« Sa campagne antisémite vise à décimer les juifs », p. 46), qui nous change de celle de la droite et de l’extrême droite que vous ne mentionnez pas, qui avait inondé l’entre-deux-guerres, du Staline « pantin des juifs ». Merci de vous reporter sur ce point à mes arguments critiques de Roberts sur l’après 1945. Votre amalgame final sur les thèses alléguées des « vétérans » est franchement indigne.

    Votre humour sonne faux sur l’« “historien” anglais » (pourquoi ces guillemets ? Vous lui refusez le titre d’historien?) qui pourrait « pomper [l]e gros livre […d’] un “historien” stalinien russe » (qui? Pas historien non plus? Alors, les seuls historiens sont les historiens français antisoviétiques?). Ces façons, qui frôlent la xénophobie, surprennent, moins cependant que l’incroyable incapacité des historiens trotskistes français (l’Américain Moshe Lewin, lui, ne nie pas les évidences) à envisager les rapports sociaux quand ils traitent de celui qui a dirigé l’URSS de la fin des années vingt à 1953. Accepteriez-vous de n'importe quel « historien » ou historien qu’il évacue l’analyse économique et sociale? C’est ce que votre haine de Staline vous conduit à faire de façon systématique, comme nos collègues vernaculaires de tous bords, extrême droite incluse. C’est désolant. On peut à propos de l’URSS de Staline écrire n'importe quoi, comme on agit avec les photos : puisqu’on ne dispose pas des bonnes (et pour cause), on fait avec les fausses, car cesser d’ériger Staline en monstre sanguinaire, fût-ce sur la base de sources convergentes, serait « vraiment gonflé ». Le « militant ouvrier » que vous flattez d’être ne s’interroge-t-il pas sur l’exploitation par « l’ennemi de classe » de sa réputation de « spécialiste de l’URSS »? Si le stalinisme vous fait horreur, ne réfléchissez-vous jamais à la remarque du vieux Bebel sur le sens des flagorneries ou félicitations de la bourgeoisie? Aucun « militant ouvrier » ou historien honnête et indépendant n'est sollicité par L’Express pour ses qualités militantes ou scientifiques. Et notre collègue anglais Simon Sebag Montefiore, auteur dans le même magazine du torchon « Le voyou qui lisait Platon » (p. 48, 50), pourrait y réfléchir aussi, lui dont tous les ouvrages obtiennent traduction immédiate en français, tandis que Roberts et tant d’autres sont condamnés à l’obscurité.

    Bien cordialement,

    Annie Lacroix-Riz


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    1)Venezuela : Les entreprises associées à PDVSA craignent les mesures de Trump , un article du Resumen Latinoamericano du 16 août 2019 traduit par Françoise Lopez.
     
    2)Venezuela : Les membres des directions illégales nommés par Guaidó inéligibles pour 15 ans, un article du Resumen Latinoamericano du 16 août 2019 traduit par Françoise Lopez.
     
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    5)Cuba : Intellectuels et artistes pour la paix, un engagement inébranlable, un article de Granma en français du 13 août 2019.
     
     
    Bonne lecture à tous,
     
     Françoise Lopez

  • 18 Août 2019

    Publié par El Diablo

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    Article de Barbara Lefebvre publié initialement le 10 décembre 2018 :

     

    FIGAROVOX/TRIBUNE - Selon Barbara Lefebvre, l'hymne national est souvent repris par les Gilets jaunes. D'après elle, les manifestants expriment par ce chant la voix de la «patrie en danger».

     

    Barbara Lefebvre, enseignante et essayiste, est l'auteur de Génération j'ai le droit, (éd. Albin Michel 2018).

     

    Bien peu de commentateurs ou «experts en sémantique des mouvements sociaux» ont pris la peine de souligner l'omniprésence de La Marseillaise dans les rassemblements des «gilets jaunes». Samedi encore, partout en France, scandée à plein poumons devant les forces de l'ordre, non par provocation mais comme un appel à la fraternisation, elle est apparue davantage patriotique que simplement républicaine. Ceci expliquerait-il le silence des commentateurs alors même que l'espace sonore de ces manifestations est assez faible en slogans communs? Seule la Marseillaise paraît être le «slogan» unitaire de ce mouvement quand il manifeste comme un seul homme.

     

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