Il fut un temps, heureux bon vieux temps, où on reprochait aux journalistes de ne diffuser que des bonnes nouvelles et de minimiser les mauvaises. Ce n’est plus le cas. Les journalistes à défaut d’être capables d’analyser quoi que ce soit se montrent « inquiets ». Ils sont inquiets de tout, c’est leur état permanent maintenant. Mais s’ils s’inquiètent autant et quotidiennement, c’est d’abord parce qu’ils sont le reflet de l’incompétence des institutions. Parmi les institutions qui sont le plus inquiètes, il y à l’Union européenne. Celle-ci s’inquiète de ce qui se passe en Italie parce que le gouvernement Salvini-Conte-Di Maio n’en fait qu’à sa tête en ce qui concerne l’usage du budget, autrement dit elle est inquiète parce que les Italiens considèrent que les experts de la Commission européenne ne sont pas plus compétents que leur gouvernement. Mais Il y a une autre inquiétude. En effet, l’Italie n’écoutant pas, la Commission européenne est obligée d’ouvrir un dossier pour sanctionner cette attitude capricieuse. Cependant, elle découvre en même temps que de monter un dossier contre l’Italie, c’est long, difficile et en plus il se pourrait que l’Italie refuse de payer des sanctions. Il y a donc une double inquiétude, celle qui consiste à constater les écarts de l’Italie par rapport aux traités – elle désobéit – et l’inquiétude qui est mlanifestée nait de découvrir sa propre impuissance à agir.
Sur le plan de la politique étrangère, donc pour ce qui concerne les en-dehors des limites de l’Union européenne, c’est la même inquiétude qui domine. L’Europe assiste à une guerre commerciale entre la Chine et les Etats-Unis. Ça l’inquiète, non seulement parce qu’elle est incapable de comprendre de quoi il s’agit – elle ne comprend pas que les nations se révoltent contre les traités de libre-échange parce que c’est mauvais – mais aussi parce qu’elle est impuissante. L’Union européenne a déjà perdu la guerre commerciale contre les Etats-Unis quand elle s’est révélée incapable de prendre des mesures de rétorsions contre les Etats-Unis en présentant un front uni, mais sans doute ce qu’il y a de plus inquiétant encore c’est qu’elle en est à compter les coups entre la Chine et les Etats-Unis. Elle constate son impuissance parce qu’elle est dépendante en amont comme en aval de ces deux marchés. Mais soyons juste, elle ne s’inquiète pas que pour le commerce. Elle s’inquiète aussi pour la possible guerre qui vient avec l’Iran. Depuis quelques mois les inquiétudes s’accumulent, ce sont les menaces des Etats-Unis, ou encore le fait que l’Iran arraisonne des pétroliers qui ne lui plaisent pas dans le Golfe afin de démontrer que ce pays a une armée performante[1]. C’est inquiétant parce dans une partie de billard à trois bandes, les Etats-Unis menacent l’Iran du feu nucléaire, mais les Iraniens menacent à leur tour, si les Etats-Unis les attaquent, de détruire Israël[2].
Parmi les personnages politiques qui inquiètent, là on en a toute une galerie, Trump, Boris Johnson, mais aussi depuis plusieurs mois on s’inquiète de Macron et de son comportement. Il n’inquiète pas seulement les gilets jaunes qu’il fait tabasser et éborgner, déférer devant ses tribunaux d’exceptions. Il inquiète les journalistes qui se posent des questions sur sa santé. Bien entendu on parle de sa santé physique, il perd des forces. Mais ce qui inquiète le plus c’est qu’un homme fatigué et seul n’a peut-être plus la lucidité nécessaire de gouverner le pays. On l’avait vu en effet, le teint grisâtre, amaigri, bafouillant au mois de décembre quand il essayait de reprendre la situation en mains. C’est une manière détournée de donner raison aux gilets jaunes qui depuis des mois réclament sa démission. Car Macron n’inquiète pas seulement les Français qui commencent à comprendre qu’ils ont mis – enfin pour ceux qui ont malencontreusement voté pour lui- un psychopathe à la tête de l’Etat – il y a aussi les Allemands qui sont inquiets. Leur motif d’inquiétude est comme à l’ordinaire depuis au moins la Guerre de Trente ans, la puissance militaire de la France. On aurait pu croire que la signature tout à leur avantage du Traité d’Aix-la-Chapelle les aurait rassurés[3]. Ils sont inquiets parce que la Franc e poursuit seule un programme d’armement spatial, sans demander l’autorisation à l’Europe et donc à l’Allemagne. Que craignent-ils, que Macron poursuive sa « politique de la brute » au-delà du Rhin ? Ce qui les inquiète c’est d’abord semble-t-il que ces dépenses éloignent leur vieux rêve d’une défense européenne que l’Allemagne dominerait bien entendu. L’Europe étant la paix, comme on dit dans les cercles progressistes, il est pourtant inconcevable que soit réactivé un conflit militaire avec l’Allemagne. Mais alors pourquoi s’inquiéter ?
Evidemment, histoire d’ajouter de l’inquiétude à l’inquiétude, on ressort le vieux serpent de la dette publique. Dans le rôle de l’inquiète de profession s’est positionnée Christine Lagarde. Elle nous transmet doublement son inquiétude à la fois parce que la dette est, dans l’imaginaire courant, une sorte de monstre qui hante nos nuits et l’avenir de nos enfants depuis au moins trente années, mais aussi parce qu’elle annonce qu’il va falloir retourner encore et encore à la case austérité. Cette ineffable porte-voix du grand capital financier oublie pourtant de dire que c’est à l’époque où elle était ministre de l’économie du gouvernement Fillon que la dette publique a le plus augmenté[4]. Mais ce qui est sans doute le plus inquiétant, c’est que ce que promet cette « inquiète » c’est une purge à la manière de celle que subit la Grèce depuis 2011 pour le monde entier. Que ce soit avec la droite ou avec la gauche façon Tsípras, les mesures qui ont été prises n’ont jamais relevé la situation, ni en ce qui concerne une diminution de la dette, ni un redémarrage de la croissance et encore moins une baisse du chômage, Par contre Tsípras ou pas, austérité ou pas, les services publics ont été démantelés et les retraites sont devenues étiques. Cette fois Christine Lagarde que tout un chacun s’accorde à reconnaitre comme très incompétente – son passage au ministère de l’économie a aggravé la situation, mais au FMI elle a été partie prenante de la mise à mort de la Grèce – parle en tant que présidente de la BCE, une des institutions les plus puissantes de l’Union européenne. Mais Christine Lagarde, si elle ne fait que répéter le mantra libéral : déréglementer, baisser les dépenses publiques et les salaires, est aussi une grande spécialiste de l’inquiétude. Inquiète de la montée des populismes – on remarque que maintenant les populismes sont plusieurs – elle proposait pour les combattre encore plus de mondialisation, plus d’ouverture ! mais la politique, ce n’est pas son truc, son obsession c’est la dette. Elle s’inquiète pour toutes les dettes possibles et imaginables, elle s’inquiète pour la dette de la Chine, pour la dette des pays arabes, pour celles des pays d’Afrique, sans nous donner pour autant des solutions qui seraient autres que la baisse des dépenses publiques et de la qualité des services publics qu’elles financent[5]. C’est plus de l’inquiétude, ça en devient de la maniaquerie. Mais dans son analyse qui frise la stupidité et qui est supportée par l’ignorance, elle oublie deux éléments décisifs : sans endettement le capitalisme n’existe pas, c’est ce que démontrait Joseph Schumpeter : l’innovation exige un excédent de monnaie, que ce soit par la dette ou par l’inflation. Mais Lagarde si elle ne s’est guère inquiétée des suicides en Grèce, de l’appauvrissement de la population, ni même du réchauffement climatique, sans parler de l’épuisement des ressources naturelles, elle est très inquiète par rapport à cette abstraction qu’est la dette publique qui telle la fonte des glaces grimpent menace de nous submerger. Les journalistes comprennent cette inquiétude et nous la font partager. Dans un autre registre, militante de la mondialisation financière, elle s’inquiète des « populismes ». C’est d’autant plus inquiétant que le mot est maintenant employé au pluriel : le populisme, c’est comme la dette, ça s’étend et ça se multiplie malgré toutes les bonnes politiques que le FMI, l’OMC ou l’Union européenne développent pour le bien commun. On se demande bien pourquoi. A croire que les populistes sont ceux qui entravent sciemment la marche en avant du progrès
Evidemment si Lagarde ne s’inquiète guère du réchauffement climatique, d’autres le font pour elle. C’est le petit travail de Greta Thunberg. Celle-ci nous a expliqué, des fois qu’on serait un peu con, que le rapport du GIEC est très inquiétant, elle est peut-être autiste, mais elle est capable d’en réciter des pleines pages, comme autrefois on citait la Bible, qui, on le sait est aussi un autre livre inquiétant et fait pour cela puisqu’il nous incite à craindre quelque chose qu’on n’a jamais vu, Dieu. L’inquiétude de Greta Thunberg est d’autant plus inquiétante que les politiciens ne font strictement rien pour enrayer un peu le réchauffement climatique. En grande prêtresse de l’Apocalypse, elle nous promet l’enfer. D’ailleurs l’enfer c’est maintenant : la Sibérie brûle, les Russes sont naturellement les premiers punis, mais ça brûle aussi ailleurs. Et pire encore Greta Thunberg qui est sûrement une Cassandre, nous inquiète parce qu’elle-même ne sait pas ce qu’il faudrait faire. Peut-être que la bonne thérapie pour faire diminuer notre inquiétude serait de mieux trier notre poubelle, ou d’éteindre notre ordinateur, ou même, soyons fous, ne nous laver plus qu’une fois par semaine. Ces actions grandioses nous restitueraient l’estime de soi et tout de suite nous serions un peu moins inquiets. Greta Thunberg a réussi l’impensable, ôter toute insouciance aux écoliers à qui elle a intimé l’ordre de s’inquiéter en faisant l’école buissonnière. Je suis inquiet cependant qu’on me comprenne mal, car je ne nie pas le fait que le réchauffement climatique existe, et j’ai même des idées sur ce qu’il faudrait faire urgemment : changer de système économique et oublier la marchandise et le profit. Je ne développerais pas cet aspect des choses ici, parce que mon sujet du jour c’est l’inquiétude.
Le Brexit inquiète aussi, évidemment, même si on ne sait pas trop pourquoi – c’est d’ailleurs ça qui inquiète le plus, ne pas savoir pourquoi on s’inquiète. Ça fait trois ans qu’on nous prédit purement et simplement l’effondrement du Royaume Uni. Mais le Brexit va toucher un certain nombre d’activités. Ainsi, on apprend que les pêcheurs bretons sont moins inquiets du fait qu’il n’y ait plus de poissons dans la mer et les océans, que du fait qu’il leur sera plus difficile d’aller pêcher ce qu’il reste dans les fonds marins au large de l’Angleterre. Et pourtant, au risque de nous inquiéter, le gouvernement nous aura prévenu : si rien n’est fait en 2050, il y aura bien plus de pastique que de poissons dans les océans[6]. Mais cela n’empêche pas que le gouvernement de Macron-Philippe ne fait strictement rien pour changer cette évolution. Il préfère discuter des conséquences forcément négatives du Brexit sur la croissance et l’emploi, et sans doute que les pêcheurs se prépare à négocier une aide substantielle pour compenser les malheurs économiques engendré par des ennemis du monde sans frontière, des ennemis du progrès.
Le Brexit inquiète particulièrement l’Irlande. C’est très curieux parce que les Irlandais ont été à la fois envahis et génocidés par les Anglais, et donc on pourrait se dire qu’ils les craignent et qu’une frontière les protégerait mieux que cinquante mille discours et préserverait leur identité d’irlandais dont ils sont si fiers par ailleurs. Si on suit bien le raisonnement, c’est le retour d’une frontière qui serait inquiétant. C’est que le discours mondialiste dominant nous a appris que la frontière menait au nationalisme et que le nationalisme c’était forcément la guerre. Evidemment, les frontières ce n’est pas bon pour le commerce qui est regardé comme une chose bonne en soi et pour soi. Ce qui est inquiétant dans ce discours, c’est qu’on suppose sans le dire qu’un monde sans frontière est possible, sans même comprendre pourquoi l’histoire a toujours été marquée par la mise en place de frontières : parfois pour protéger l’agriculture, parfois pour protéger la culture d’une nation, généralement pour être moins inquiets des intentions prédatrices de nos voisins. Et donc bien sûr si le Brexit aboutit finalement, il est assez clair que cela ralentira le commerce entre le Royaume Uni et l’Union européenne, et peut-être même entre l’Irlande et le Royaume Uni. Mais ralentir le commerce alors que nous sommes dans une position qui devrait, selon Greta Thunberg, nous conduire à la décroissance, est-ce une mauvaise chose ?
Le gouvernement français est très inquiet et le claironne, parce que le monde agricole lui est ouvertement hostile. Les élus LREM qui ont voté le CETA sont inquiets de devoir raser les murs, de voir leurs permanences attaquées à coups de tomates ou murées. Mais qu’est-ce que cette inquiétude ? Une prise de conscience d’avoir fait un mauvais coup en votant un accord de libre-échange complétement pourri ? Cette inquiétude est partagée par les journalistes du Monde qui ont enfin compris que ce qui était en question à travers la contre-révolution macronienne, c’était tout simplement l’existence d’une paysannerie française appuyée sur des petits producteurs relativement nombreux. Mais si le gouvernement est inquiet c’est qu’en réalité, en appliquant bêtement les directives européennes qui imposent le CETA et qui démantèlent la PAC, il n’a pas de plan B. Cette question va servir de ciment pour les luttes de la rentrée. Les paysans sont plus que furieux parce que déjà ils n’arrivent pas à vendre correctement les animaux qu’ils élèvent, mais les consommateurs ne sont pas contents non plus parce qu’on leur impose d’une manière indirecte, par le biais des prix bas de « bouffer de la merde ».
La conclusion de tout cela est que l’inquiétude ça ne fait pas une politique, bien au contraire. Car si la peur n’évite pas le danger, ressasser son angoisse à longueur de colonnes ça tétanise et semble signifier qu’il n’y a pas d’issue. La rhétorique de l’inquiétude est une forme de politique par défaut qui ne dit pas son nom.